Rumor

universitaire, géographe urbain, longue fréquentation du Liban

  • Pierre France - Il n’y a jamais eu de si grand nombre de morts en une journée au Liban sur une opération militaire, ni en 1978, ni en 1982, ni en 2006
    https://www.facebook.com/pierre.france.37/posts/pfbid03vGgGF7Pg2tnehuDtihRNCiuf3Vbu5fSwq5vMcN8ginmxdRxPQyv3gD89FMrHX9yl

    Il n’y a jamais eu de si grand nombre de morts en une journée au Liban sur une opération militaire, ni en 1978, ni en 1982, ni en 2006 : même pendant la guerre civile, où les chiffres se sont parfois affolés (j’ai le souvenir d’avoir relevé une journée terrible en 1976 où l’on atteignait les 350+), les seules choses à laquelle on puisse comparer l’horreur d’hier, ce sont ses pires massacres, ceux qui ont un nom propre (Damour, Quarantaine, Tal Zaatar, Samedi Noir, etc) et concernent des civils ou des soldats qu’on massacre jusqu’au dernier. Des dates qui sont restés des moment d’exterminations exaltées impardonnables. Et c’est à ça qu’on peut mesurer ce qui s’est passé hier, pas à une opération militaire - elle n’a pas cette grandeur et ce professionnalisme, et pas non plus le caractère d’une opération « terroriste » qui aurait un effet psychologique énorme avec économie de moyens (ce qui est par contre la définition même de l’attaque des pagers).
    Quasiment aucune opération militaire, sauf peut-être les grandes batailles à l’ancienne, ne peut faire autant de morts d’un coup, ça n’existe plus, sauf à massacrer son adversaire (comme les Etats-Unis sur l’autoroute de la mort en Irak en 1991), ce qui est tout aussi contraire aux conventions de Genève. Contrairement au déclarations et aux vidéos 3D des porte-paroles d’Isr (qui ont cette allure étrange et glaçante de ressembler aux investigations de Forensic Architecture) visant à dire que tout était incroyablement préparé et mené, avec une cartographie supposément parfaite des caches du HzB, les opérations militaires d’Isr format millimétrées et froides ont pris fin hier.
    Elles se seront arrêtées à l’opération des pagers (17/09) puis l’attaque contre l’état major de la force R. (20/09) - dont il faut bien mesurer l’accusation ridicule qu’ils ont été éliminés pendant la discussion préparatoire d’un supposé nouveau 7 octobre avec incursion terrestre venant du Liban - quelle force militaire sérieuse se préparerait à prétendre opérer une attaque surprise terrestre sur un front exposé, avec un terrain en forme de terre brûlée depuis plusieurs mois, ultra surveillé et déjà chaud ?.
    Le Liban était traité d’une certaine manière jusqu’à hier, avec une autre logique (qui correspond peut-être d’ailleurs à des guerres internes avec logiques différentes entre segments de l’Etat ou de l’armée Isr mais ça impossible de le savoir), et soudainement un logiciel importé de Gz y est visiblement et crânement appliqué - et il faut imaginer la peur légitime qui en résulte au Liban - avec une déclaration surréaliste du PM Isr qui dit ne pas vouloir toucher le Liban mais seulement le HzB, du président qui dit qu’il ne s’agit pas d’une guerre et qu’ils ne veulent pas la guerre (malheureusement pour lui la guerre a une définition juridique autant que des définitions quantitatives, et dans les deux cas on y est).
    D’autres représentants disent qu’il s’agit « juste » (!) de détruire toute l’infrastructure du HzB, sous entendu que ce ne sera pas long. Et pour autant ces gens qui dissocient civils et militaires dans le discours avec une si grande attention les frappent indistinctement dans les faits, et considèrent quand ça les arrange le Hezbollah soit comme une armée (en en frappant un état major ou une infrastructure de com) soit comme une organisation indistincte hybride qui interdirait cette précision.
    Il est impossible de faire croire que ces 500+ morts et milliers de blessés résultants de centaines de frappes soient précis, ça n’existe pas quand on détruit des immeubles d’un coup dans des zones résidentielles avec des bombes surpuissantes (même des zones rurales moins peuplées plutôt que des zones urbaines). Hier il s’agissait de frapper, et tant pis pour les civils. Et quand bien même hier par miracle les 500 morts auraient été seulement des militaires du HzB, ce qui est déjà démenti et ce qui n’est évidemment pas non plus possible tant le mouvement est hybride, faire autant de morts d’un coup chez l’adversaire ne peut pas se justifier sans avoir un objectif clair : même des soldats de métier n’ont pas vocation à mourir massacrés, la guerre a malgré tout son droit.
    C’est tout le paradoxe d’accuser le Hezbollah d’être une armée : si on prend ça au sérieux, il fait en saisir aussi ce genre d’implications. On ne peut pas bombarder 500 personnes désarmées au moment de la frappe pour les tuer, même si elles appartiennent à une organisation armée - c’est la différence énorme sur ce point entre les pagers, qui ont fait une majorité de blessés, et l’opération d’hier. Et ce n’est pas les quelques roquettes balancées hier, ni même l’ensemble de celles qui sont tombées majoritairement dans des zones non-habitées depuis des mois, qui peuvent justifier cette vague de frappes d’une violence extrême comme un mouvement de « défense ».
    Il est aussi très illusoire de croire que la capacité de nuisance, car c’est ça le propre du pouvoir du HzB de fait depuis des mois (outre le deuxième élément, qui est bien moins important depuis quelques jours, de la menace d’autres types d’opérations et d’armes destructrices potentielles), puisse être annihilée, même en bombardant tout le Liban : le HzB n’a rien à voir avec le Hamas dans son mode opératoire (et probablement en fait pas grand chose à voir non plus dans son fonctionnement au delà de l’affichage d’un « front commun » opportuniste et instable avec un Hamas qu’il a en fait combattu sur d’autres terrains), il n’a pas fait plus de quelques morts et blessés depuis un an dans le nord d’Isr, il n’y a aucune provocation massive récente qui justifierait une intervention d’Isr - ni missile supersonique sur des grandes villes ou sur la capitale, ni attaque massive de saturation avec des milliers de roquettes.
    Ce front de soutien a toujours été un front à demi-tiède, dont d’ailleurs c’est Isr qui profitait le plus, en ayant l’occasion de frapper le HzB et son infrastructure à petit feu pendant des mois. Que ce soit parce que le HzB n’a en fait jamais eu la capacité de frapper ces cibles avec du matériel dernier cri comme il le promettait, qu’il en ait été empêché à chaque fois au dernier moment (ce que prétend Isr systématiquement), ou qu’il n’ait pas voulu le faire pour des raisons stratégiques (garder tout au cas où il y a incursion terrestre, qui serait la vraie ligne rouge du mouvement et en ferait au passage un acteur si tellement libanais ?), est une question qu’il faudra élucider plus tard, mais le résultat est là.
    Isr, qui aura peut-être attendu en vain un dérapage suffisant depuis tout ce temps, montre depuis hier qu’il attaque aussi sans avoir l’excuse de se défendre. Et là par contre, la différence avec Gz est nette. La capacité de nuisance du HzB tient depuis des mois à quelques roquettes qui tombent sur une zone nord d’Isr où l’on voudrait vivre dans l’illusion qu’on est en Toscane et que rien de tout ça ne peut et doit arriver. Le HzB n’a au fond pas besoin d’être une armée surpuissante pour garder cette capacité de nuisance, qu’on peut appeler terrorisme si on veut (la définition dépassionnée de Raymond Aron, « une action violente est dénommée terroriste lorsque ses effets psychologiques sont hors de proportion avec ses résultats purement physiques », s’y applique parfaitement). La facilité technique à tirer quelques roquettes, que même une micro guérilla pourra toujours accomplir au cas où le HzB se trouvait finalement humilié et réduit à la portion congrue, articulée à la sensibilité réglée au maximum dans le nord d’Isr ne mène qu’à un seul résultat possible : il ne peut pas y avoir autre chose qu’une solution politique, sauf à vouloir faire durer le conflit pour d’autres raisons politiques.
    Dire que toute cette opération vise à faire reculer le Hezbollah derrière le Litani ou faire revenir la population du nord d’Isr chez elle apparaît très très peu crédible et possible. Et dans la mesure où il n’y a pas clairement d’objectif politique dans cette opération lancée hier - avec l’affichage à la place d’un objectif militaire impossible (et déjà entendu à Gz) de tout détruire de l’adversaire - on se demande comment et quand elle pourrait se terminer, et s’il ne s’agit pas plutôt en fait de faire disparaitre toute possibilité de politique et tout adversaire avec qui négocier, dans une fuite en avant qui n’annonce que le pire. Dire avec triomphe chez des militaires Isr que le Hezbollah a été ramené vingt ans en arrière hier, c’est presque un lapsus sur ce plan.
    La solution politique avait (au moins en apparence) des termes assez clairs jusqu’ici, « solution à Gz contre arrêt du front de soutien nord ». Quand le PM d’Isr dit qu’il a « renversé le rapport de force au nord », il a surtout opportunément renversé la négociation en cours en en mettant toutes les variables à l’envers, et en mettant au centre désormais un autre cessez-le-feu : recul derrière le Litani et retour de la population dans le nord contre arrêt des frappes.
    Le HzB, quel que soit l’image qu’on en a, est un adversaire politique rationnel, c’est l’avantage d’avoir une semi-armée structurée en face de soi plutôt qu’une guérilla en plusieurs lambeaux semi-autonomes, vouloir l’annihiler et lui faire perdre la face, y compris en le coupant de l’Iran (qui a disparu de l’équation, fait majeur), y compris en pensant réussir désormais à le couper de la société libanaise (ambition ahurissante de bêtise qui va justement avoir l’effet inverse)(le fait que le HzB aille hier toquer aux portes pour dire aux gens de partir sera une chose qui restera longtemps à leur crédit au contraire), c’est aussi vouloir modeler un autre ennemi.
    Cet ennemi dont on coupe les têtes successives pour ne plus avoir à discuter, qu’on dit vouloir faire disparaître de la terre comme s’il n’avait jamais existé plutôt que de le combattre, dont on laisse prospérer les franges les plus abominables pour ne plus avoir à négocier, c’est l’histoire de la lutte contre ce qui est labellisé « terroriste » depuis 40 ans, d’Isr avec les Pal, comme des Etats-Unis en Irak, avec tous les succès que l’on connaît.
    (Allah Ya7mikon)(Allah Ya7mikon)(Allah Ya7mikon)