François Isabel

Ni dieu, ni maître, nirvana

  • Albert Moukheiber : «le cerveau est instrumentalisé à des fins idéologiques ou mercantiles»
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    Albert Moukheiber est docteur en neurosciences et psychologue clinicien. Dans son ouvrage Neuromania, il démêle le vrai du faux dans les discours sur le cerveau. Développement personnel, pseudo nature humaine… nous revenons dans cette interview sur ces nombreux concepts et idées reçues dont certains médias raffolent.
    Votre livre démarre avec un message très fort : vous l’avez écrit « pour ne plus être condamné à des discours caricaturaux instrumentalisant, pour des raisons idéologiques ou mercantiles, les recherches sur le cerveau ». Pourriez-vous nous en dire plus ?

    Très souvent lorsque le cerveau est invoqué dans des discours chez le grand public c’est pour une de ces deux raisons. Les causes mercantiles, par exemple, prétendre que nous n’utilisons que 10% de notre cerveau pour vous vendre des méthodes pour augmenter ce pourcentage, ou des tests pour découvrir si vous êtes plutôt cerveau gauche ou cerveau droit, ou une nouvelle méthode pour entraîner votre “plasticité cérébrale”.

    La deuxième raison est idéologique, souvent une idéologie réductrice pour faire porter une responsabilité collective ou sociétale sur l’individu comme par exemple dire que nous sommes câblés à être résistants aux changements pour justifier des passages en force, prétendre que nos biais cognitifs sont la cause principale de pourquoi on adhère à certaines fausses nouvelles ou bien que la raison de notre inaction face au dérèglement climatique et la destruction de la biosphère se trouve dans notre striatum ou autre structure cérébrale.
    Vous expliquez que les recherches sur les neurosciences ont déjà servi pour justifier le racisme, l’esclavage ou la supériorité masculine. Est-ce encore le cas aujourd’hui ?

    Effectivement, certaines recherches historiques en neurosciences ont été utilisées pour discriminer ou parfois pour prouver une hypothèse de hiérarchie entre les “races” comme certains travaux de Paul Broca. Aujourd’hui on retrouve encore une sorte d’instrumentalisation de certaines recherches pour justifier – ou dans la majorité des cas prétendre expliquer – certaines inégalités sociétales, dans une volonté de les biologiser.

    Le procédé est souvent similaire, certains articles descriptifs (qui décrivent une certaine différence) vont être utilisés de manière explicative (qui expliquent une différence). Par exemple, un article trouve une différence entre le cerveau des hommes vs celui des femmes dans une structure cérébrale particulière ; l’article ne dit rien d’où vient cette différence, ni des conséquences – ou pas – de cette différence au niveau cognitif ou comportemental, mais elle va être quand même utilisée pour justifier différents rôles sociaux ou attitudes discriminatoires.

    Au-delà de justifier des discriminations, il y a encore beaucoup de biais dans la méthodologie de la recherche, que ce soit au niveau des capteurs qui sont moins adaptés à certains types de cheveux ou de peau, ou d’échantillonnage des participants qu’on recrute où il manque une diversité pour pouvoir prétendre que nos résultats sont généralisables à toute l’espèce.
    Vous revenez longuement sur le business du développement personnel, un business à 45 milliards. Vous écrivez notamment« Le yoga se transforme en un concept instagrammable sous le soleil du néolibéralisme : exit le changement climatique, bienvenue à la retraite silencieuse revigorante dans un temple typique au Népal, billets d’avion inclus. » Comment fait-on pour ramener un peu de parole scientifique dans les temples du bullshit que sont Linkedin et Instagram ?

    En investissant ces plateformes ! Beaucoup de personnes se disent encore “ah non, ça c’est nul ou superficiel” et on laisse le champ libre, par exemple, on oublie souvent TikTok. Après, il faut aussi accepter qu’on n’a pas le contrôle sur la manière dont les algorithmes poussent ou invisibilisent certains contenus, et qu’il faudra aussi militer pour une certaines transparence ou contrôle par l’utilisateur, sur ces algorithmes au-delà de la création de contenu. La aussi, ces changements ne peuvent pas dépendre uniquement de l’individu.
    Vous vous attaquez à l’une des idées reçues les plus coriaces, la « nature humaine », notamment via l’exemple de l’étude de l’obéissance à l’autorité proposée par Stanley Milgram ou encore l’expérience de la prison de Stanford, sur une prétendue nature humaine cruelle et individualiste. Ça existe vraiment, la nature humaine ?

    Dans cette vision de la nature humaine, souvent, en réalité, ces recherches sont faites sur un échantillon très particulier de l’espèce, principalement des populations qu’on appelle W.E.I.R.D qui est un acronyme pour Blanc, Eduqué, Industrialisé, Riche et Démocrate. Cependant, lorsque nous avons essayé de répliquer ces effets sur des personnes issues d’autres groupes sociaux ou pays, on ne retrouve plus du tout cette “nature humaine” supposée être universelle.

    En fait, on a tendance à penser la nature humaine comme quelque chose d’universel et d’individuel, mais, comme je l’explique dans le livre, notre cognition est incarnée, nous ne sommes pas juste notre cerveau, nous sommes un cerveau dans un corps dans un contexte, et ces 3 éléments sont dans une interaction et des boucles de rétroactions permanentes. Prétendre qu’une “nature humaine” désincarnée et décontextualisée existe c’est l’amputer de 2 des 3 facteurs qui la composent.
    Vous revenez également sur l’idée que notre cerveau serait « anti-écolo », une fake news propagée par Sébastien Bohler dans son livre Le bug humain et reprise dans le livre vendu à plus d’un million d’exemplaires Le monde sans fin de Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain. Pourriez-vous nous expliquer en quoi cette thèse est fausse ?

    Cette thèse est fausse à plusieurs niveaux.

    Le premier c’est sur le striatum en tant que tel, qui dans le bug humain, est présenté comme une structure responsable du plaisir qui raffole de récompenses instantanées. Il faut savoir que cette conclusion sur le striatum est un saut explicatif très large entre les conditions des recherches en laboratoire et la société, saut que la majorité des chercheurs et chercheuses ne se permettraient pas de faire tellement nos modèles sont encore incomplets.

    Le deuxième niveau c’est que cette thèse présente notre fonctionnement comme dépendant uniquement de notre cerveau, or, comme je l’explique dans le livre, nos comportements ne sont pas réductibles à notre cerveau seul.

    Notre cerveau est un organe dépendant de contexte et notre cognition est incarnée : nos comportements dépendent d’une boucle de rétroaction entre un cerveau, un corps et un contexte et ce dernier est beaucoup plus pertinent pour expliquer des comportements anti-écolo que notre cerveau : des pubs, une culture qui prône la consommation, des offres sur des activités délétères pour la planète etc… C’est la notion de niveau explicatif.

    Beaucoup de nos fonctions existent à plusieurs niveaux explicatifs : chimique et neuronal, tissulaire, psychologique, social, culturel, etc… Le cerveau n’est tout simplement pas le bon niveau explicatif pour ces choses. C’est un peu comme si on voulait expliquer un accident de voiture en étudiant les atomes qui composent la carrosserie, évidemment que les atomes sont impliqués, mais évidemment qu’ils ne sont pas le bon niveau explicatif, il faut regarder l’état de la chaussée, si le conducteur ou la conductrice avait bu etc…

    Enfin, si nous sommes câblés à être anti-écolo, est-ce que ça veut dire que des personnes comme Bon Pote sont dénuées de striatum ? il existe des personnes, qui j’espère sont de plus en plus nombreuses, qui refusent ces injonctions à la consommation et, cette hypothèse ne nous dit pas ce que fait leur striatum.
    Pour lutter contre les fake news et le complotisme, vous appelez à rétablir la confiance dans la parole des responsables politiques et des grands médias traditionnels. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la confiance envers le gouvernement Macron, tant sur les questions économiques, sociales qu’environnementales, est très faible. Avez-vous des pistes pour rétablir cette confiance ?

    Disons qu’on va dans le sens contraire de ce qui pourrait rétablir cette confiance. La confiance vient d’une cohérence systémique, et le système est actuellement tout sauf cohérent.

    Je ne vais pas m’aventurer sur des pistes pour rétablir la confiance, mais disons que je ne suis pas très optimiste pour cela, il va falloir qu’on s’organise à d’autres niveaux qu’au niveau gouvernemental pour le moment.
    Vous évoquez dans votre livre le modèle du déficit informationnel, qui présuppose que l’écart entre les croyances ancrées dans l’opinion publique et le savoir scientifique ne provient que d’un manque d’information. Si tous les Français connaissaient le danger du changement climatique, cela ne suffirait donc pas ?

    Non cela ne suffirait pas parce que nos comportements ne dépendent pas uniquement de nous. Évidemment, savoir est nécessaire mais l’erreur c’est de croire que c’est suffisant.

    Or, beaucoup d’exemples nous montrent que ce n’est pas le cas. Tout le monde ou presque savait que fumer tue, mais nous n’avons pas arrêté de fumer en intérieur avant que la loi sur le sujet ne passe. Nos comportements dépendent aussi de nos environnements, ce qu’on appelle parfois les conditions propices, nous avons besoin d’agencer nos sociétés pour qu’on puisse agir sur nos connaissances, sinon, on n’y arrive pas. Le fameux quand “on veut, on peut”, ne fonctionne pas si le “on” est l’individu, par contre si le “on” devient ce triptyque cerveau-corps-contexte, alors, on commence à augmenter nos chances de franchir le trou “intention-action” et d’aligner nos comportements et nos informations.
    Contrairement à Emmanuel Macron qui compare les Français à des « gaulois réfractaires », la résistance au changement ne serait pas vraiment fondée scientifiquement. Enfin une bonne nouvelle pour la transition écologique ?

    Oui et non. D’un côté la résistance au changement à l’échelle individuelle n’est pas fondée scientifiquement, mais de l’autre la résistance au changement est très bien étudiée au niveau des organisations et des systèmes, l’inertie systémique. Malheureusement, la transition écologique nécessite avant tout un changement sociétal et donc, même si à l’échelle individuelle, on n’est pas particulièrement résistant aux changements, nos systèmes eux sont dans une dynamique qui, pour le moment, continuent à s’obstiner à résister aux changement nécessaires pour une planète habitable par la biosphère actuelle.