Rumor

universitaire, géographe urbain, longue fréquentation du Liban

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    S’il fallait faire une liste des mythologies ordinaires du Liban de ces vingt dernières années, la ’adé passée à regarder, en famille parfois, le discours de Hassan H. Nasr. serait un de ces moments, partagé par nombre de libanais - y compris ceux pour qui il est un adversaire et le regardaient en pestant. H. Nasr. faisait à ce titre partie de l’intimité des foyers, une présence régulière dont la perte a un sens particulier et presque familial à ce titre chez certain.e.s, qui explique le degré invraisemblable de douleurs exprimées depuis sa mort. Et regarder H. Nasr. était dans ces espaces une expérience sociale, partagée, et à force sensible, à connaître et reconnaître son répertoire de gestes, d’inflexions vocales*, sa petite toux, à traquer dans son arabe toutes les traces d’une maîtrise extrême et complexante de cette langue (pour les libanais et a fortiori pour les étrangers en apprentissage).
    Le discours de H. Nasr., puisqu’il ne nous restera que ça, et qu’on ne sait pas grand chose au fond de la production de sa parole et combien elle représente ses idées à lui ou le porte-parolat d’un mouvement, d’une frange du mouvement, ou de l’Iran, était un phénomène social en soi - au delà de son contenu politique. Il avait ses niveaux d’interprétations, et même toute sa personne était un océan de signes potentiels qui compléteraient un discours toujours flou et toujours exagéré - effrayant ou réconfortant, selon le bord politique et selon le moment. S’il n’était pas aimé, il était détesté, mais en tout cas rarement ramené à la vulgarité de l’affairisme et de la corruption de la classe politique libanaise (d’où d’ailleurs le scandale pour ses partisans d’avoir osé l’inclure dans le « kilon ya3né kilon » des mouvements de 2019).
    Il se trouvait plutôt hissé en permanence, par ses ennemis avec envie, au pinacle de la dangerosité, du mystère et de ce qui est souvent perçu comme le seul vrai pouvoir au Liban : la capacité à canaliser une influence étrangère et à être connecté à la géopolitique, à des trafics internationaux, à de la mafia. Qu’il meurt aussi bêtement et facilement ne pourra en retour qu’être pensé comme une trahison à plus haut niveau, géopolitique, pour garder la saveur du personnage.
    Chacun pouvait choisir sa marotte et son point de fixation sur sa personne - voix, bagues, barbe - son omniprésence (et la qualité croissante de la vidéo) avait favorisé la multiplication des points d’accroches potentiels pour se l’approprier. Un jeu des symboles et des petits signes qui est constant au Liban, jusqu’au complotisme et à la surinterprétation, et qui occupe tout le champ politique, toujours sur la brèche à observer le moindre détail chez l’autre, pour espérer anticiper les mouvements de chacun dans le jeu d’équilibristes constant qu’ils pratiquent au sein d’un système politique complexe et instable. Là où c’était l’entourage direct et les partisans les plus acharnés qui, parce qu’ils les croisaient au quotidien, pouvaient le faire avec les hommes politiques ordinaires et les observer sous toutes les coutures, H. Nasr., par la vidéo, a multiplié ça sans limite dans tous les foyers.
    Il représentait l’apothéose de ce jeu, avec une maîtrise totale de cette communication ramenée à l’ensemble de sa personne, qui n’existera bientôt plus hors de mises en scènes de com’ réglées et familières (avec presque une dimension rassurante dans le familier au fil des années, comme un des rares éléments constants dans une région qui n’arrêtait pas de bouger). Des décennies plus tôt, un précédent leader chiite, Mussa Sadr (disparu en 1978, mais d’après wikipedia toujours vivant à 96 ans faute d’annonce officielle de décès) avait pour lui ses yeux verts, ils sont encore vifs sur les affiches qui le célèbrent aujourd’hui. J’imagine bien que les discours de Castro devaient rassembler aussi, mais probablement par la radio. H. Nasr. était lui une entité toujours en mouvement, un homme de la vidéo et de l’audio plus que de la photo ou de la radio, qui avait même traversé les étapes de la vidéo – en devenant HD, gif, mème, en laissant glisser l’appropriation de son image vers une part de fun, de kitsch particulièrement prisé chez les occidentaux, et de culture internet au lieu de chercher à la contrôler entièrement.
    Rentré dans une forme d’occultation inédite même pour un chiite, il n’avait pas été vu publiquement depuis 2016, au point de créer cette situation de ne plus exister qu’en image, là où la politique libanaise se joue souvent à coup de présence physique et locale, de poignées de main et d’achats de voix, quasiment en appelant personnellement chaque votant. Une image dont on ne savait pas qui elle représentait toujours, l’Iran, la Syrie ou le reste du HzB, et quelles modalités de pouvoir concrète du HzB elles cachaient aussi. Quel que soit l’avis sur sa politique, H. Nasr. incarne à ce titre quelque chose de très moderne, de pouvoir à distance, à une échelle nationale, image bien réglée qui a facilement pu déborder sur le régional ensuite. A contre-temps de pays alentours ayant sombré dans un long silence (et le HzB est plus qu’un contributeur actif à l’horreur en Syrie sur ce point), le HzB est resté seul en scène sur la cause palestinienne ces derniers mois ; et bloquant l’élection présidentielle au Liban depuis plusieurs années, il avait transformé H. Nasr. en seule voix nationale libanaise avec une telle envergure, jusqu’à lui faire combler un vide qu’il entretenait en même temps.
    Le parcours de H. Nasr. est typique d’une certaine phase tardive des guerres du Liban (1975-1992). H. Nasr. émerge dans et par des milices qui sont déjà des organisations armées mais surtout des structures bureaucratiques avec leur personnel propre, formé en interne, et une division du travail avancée. Il n’est pas un milicien gros bras de 1975, et pas non plus la tête pensante d’un groupe qui obéit à son leader, il est surtout de la race des corps intermédiaires petits bourgeois que font émerger la milice, qui exécutent les ordres (voilà pourquoi poser la question de son activité plutôt politique ou plutôt militaire c’est passer à côté de l’essentiel, il est fondamentalement dès le début un rouage dans une organisation)(lui attribuer des responsabilités dans les opérations terroristes de 1982-3 au LbN contre les américains et les français comme les Isr est probablement d’un grand anachronisme tant celles ci étaient décidées à bien plus grande échelle).
    H. Nasr. est un enfant tardif du mouvement tardif qu’est le HzB, qui émerge et se maintient entièrement avec l’Iran, pendant que d’autres mouvements périclitent (Tawhid à Tripoli) et que les nouvelles envies d’avoir sa boutique dans d’autres camps se présentent uniquement comme des scissions et divisions internes. H. Nasr. n’est pas un de ces leaders de deuxième vague de la guerre - Nabih Berry, Samir Geagea, Michel Aoun, qui ont tous entre 10 et 20 ans de plus (et qui doivent être bien surpris que ce soit le plus jeune qui parte le premier dans leur compétition à qui tiendra le plus longtemps), il est, à lui seul quasiment, une troisième phase.
    Ses prédécesseurs s’étaient employés à faire la vie dure à leurs pères politiques (et biologiques aussi parfois dans le cas des milices chrétiennes, où c’est la révolte des héritiers Chamoun, Gemayel et Frangiyeh contre leurs pères qui structure une partie de l’histoire), marginalisant des amorceurs de guerres qui pensaient juste faire un deuxième round d’une autre crise (1958) survenue vingt ans plus tôt en se pensant toujours dans leur entre-soi - et s’étaient fait dépasser par leurs « jeunes ». Cette deuxième vague des Berry, Aoun, Hariri mènent leur entreprise politique en leur nom propre, quand H. Nasr. arrive au manettes en 1992, une fois la guerre finie, et a grimpé en interne dans ce qui est moins une clique autour d’un leader qu’une organisation, qui est la seule à avoir accompli le fantasme inaccompli d’une majorité de milices pendant la guerre : d’être réellement et complètement soutenue par un pouvoir étranger.
    Il est tellement dans l’ombre que la description faite de lui dans la Lettre A à l’époque - cette publication confidentielle et hors de prix de complotisme chic - est celle d’un homme faible, marionnette aux ordres de l’Iran, passant pour une nomination surprise pas du tout anticipée comme durable. Si certains continuaient à le qualifier comme tel encore récemment, le fait est que H. Nasr. a continué à progresser en interne, et qu’il a endossé graduellement de plus en plus ce rôle de secrétaire général, et construit son pouvoir en interne - restera-t-il des témoins pour le raconter et des documents pour le décrire je ne sais pas.
    H. Nasr. était ce que Bourdieu appelle un oblat - qu’on m’excuse de mélanger les monothéismes comme ça, même s’il y a correspondance par ailleurs avec le versant religieux du personnage, je ne connais pas de terme religieux chiite obscur qui puisse dire la même chose en faisant couleur locale - c’est à dire une personne qui doit tout à l’institution à laquelle il appartient et lui rend tout en retour, éventuellement en en connaissant toutes les règles au passage. Sans avoir de fortune personnelle ou de réseau particulier. L’équivalent fonctionnel de Michel Aoun avec sa carrière dans l’armée, qui incarne lui aussi cette figure de l’ascension sociale fulgurante en temps de guerre et par l’institution. Une figure, quoi qu’on en dise, très libanaise du succès.
    *Il y avait par exemple son timbre. L’expérience de l’écouter sans toujours comprendre son arabe ou se concentrer sur le propos pour le comprendre quand on n’est pas un arabophone natif n’était pas dommageable à cet aspect, et même ne pas maîtriser l’arabe totalement pouvait permettre de percevoir cet aspect formel plus spontanément : autour d’un timbre posé, occasionnellement strié de menaces où il élevait le ton, se développait en particulier la rythmique d’un arabe érudit (où l’on multiplie par exemple les synonymes et les verbes similaires en fin de phrase, ce qui finit par avoir une signature rythmique distinctive). Il en venait à représenter un anachronisme, notamment pour beaucoup d’occidentaux en quête d’apprendre le « vrai » arabe (format nostalgie Bay.Route arabophile de gauche 70s), tant il mélangeait facilement arabe libanais et classique, une capacité que bien peu de gens possèdent (et que cette petite minorité de personnes savaient reconnaître à un degré virtuose chez H. Nasr.).

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