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    Tunisie : Kaïs Saïed, l’allié embarrassant de la politique migratoire européenne, prêt à sa réélection
    Par Nissim Gasteli (Tunis, correspondance)
    Quelques planches de bois éparpillées sur le sol et des bâches déchirées : il ne reste plus grand-chose de la cabane qui servait d’abri de fortune à Ibrahim (un prénom d’emprunt) et ses proches. Le camp de migrants, comme il en existe de nombreux dans les environs de la bourgade d’El-Amra sur le littoral de l’est de la Tunisie, où ce Sierra-Léonais de 29 ans s’est installé depuis environ dix mois, a été balayé au cours du mois de septembre par de fortes pluies.Les quelques centaines d’hommes, de femmes et d’enfants originaires de plusieurs pays d’Afrique anglophone, qui vivaient déjà dans des conditions d’insalubrité, sans eau courante, sans électricité et sans sanitaires, ont presque tout perdu. Ils n’ont même plus de quoi manger. « Quelques Tunisiens ont de l’empathie et nous donnent un peu de nourriture, mais c’est très rare, déplore Ibrahim. Notre vie est misérable ici. »
    La terre est encore humide en ce jour de la mi-septembre. Il n’y a, à l’horizon, que des oliviers. A l’est, une vaste plage s’ouvre sur la mer et l’espoir qu’elle représente. « Nous voulons juste partir ! Nous ne sommes pas venus pour nous installer ici mais pour rejoindre l’Italie », soutient Ibrahim. Mais la forte présence policière, sur terre comme en mer, complique cette échappée vers l’Europe.Les corridors migratoires, qui sillonnent le continent africain et convergent vers l’île italienne de Lampedusa, située à seulement une centaine de kilomètres, butent désormais sur le dispositif sécuritaire mis en place grâce à un accord signé le 16 juillet 2023 entre le président Kaïs Saïed et ses partenaires européens. Depuis début 2024, les arrivées en Italie en provenance de la Tunisie ont chuté de 82 % selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés.
    Alors que M. Saïed apparaît comme le grand favori du scrutin présidentiel prévu le 6 octobre, au cours duquel seuls deux candidats – dont l’un est emprisonné – lui seront opposés, l’Union européenne (UE) peine à adopter une position claire face au glissement autoritaire du chef de l’Etat tunisien.
    Dans une note diffusée le 7 juillet aux vingt-sept ministres des affaires étrangères, que Le Monde s’est procurée, le service diplomatique européen s’inquiète, entre autres, d’une « nette détérioration du climat politique et un espace civique qui se rétrécit » avec près de « trente politiciens, activistes, journalistes, avocats et hommes d’affaires arrêtés », d’un « régime unipersonnel avec un système politique présidentiel hautement centralisé » et du « traitement des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés [qui] suscite une préoccupation croissante ».
    Depuis que M. Saïed s’est approprié l’ensemble des pouvoirs le 25 juillet 2021, en démantelant les institutions démocratiques et en réprimant sévèrement ses opposants, ses partenaires européens montrent de l’embarras. Mais leur préoccupation a rapidement été dépassée par une autre urgence lorsque, début 2023, la Tunisie est devenue le premier point de départ de migrants irréguliers à destination de l’Europe.
    Pour juguler les arrivées sur son territoire, la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, a noué une relation privilégiée avec M. Saïed, ponctuée de quatre visites en Tunisie, où elle a soigneusement évité d’aborder la question des droits humains et des libertés individuelles. Ce sont ces voyages qui ont débouché sur la signature en juillet 2023 du mémorandum d’entente entre l’UE et la Tunisie. Etaient alors aussi présents la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le premier ministre néerlandais, Mark Rutte.
    L’accord, assorti d’environ 260 millions d’euros d’aides, qui scelle un partenariat politique et économique sonstruit autour de cinq axes dont la migration, a-t-il convaincu la Tunisie de reprendre en main le contrôle, presque inexistant jusque-là, de sa frontière maritime ? Bien qu’il ait maintes fois affirmé que la Tunisie ne sera pas le « garde-frontière » de l’Europe et qu’elle ne sera ni « une terre de transit ni une terre d’accueil pour les migrants », M. Saïed a tenu les objectifs du mémorandum.« Kaïs Saïed a un langage électoraliste et populiste, destiné à ses partisans, à travers lequel il affirme sa souveraineté vis-à-vis des Européens. Mais, derrière, il signe avec eux », analyse Ghazi Ben Ahmed, président du groupe de réflexion Mediterranean Development Initiative (MDI) et auteur de Echos de Tunisie : populisme, transition et espoirs de démocratie (éd. L’Harmattan, 2024).
    « Avec la migration, son objectif est simple : réduire la pression de ses partenaires européens et, de fait, c’est ce qui se passe aujourd’hui car il ne reçoit que très peu de critiques publiques », observe pour sa part l’analyste politique Hatem Nafti, auteur de Notre ami Kaïs Saïed, essai sur la démocrature en Tunisie (éd. Riveneuve, 2024).
    La réduction des flux migratoires s’est faite pourtant au prix d’un coût humain très élevé. Des milliers de personnes ont été abandonnées dans le désert au cours de vastes campagnes d’expulsions et au moins vingt-neuf personnes en sont mortes, selon une enquête du Monde et de ses partenaires de Lighthouse Reports, publiée en mai 2024. Ces pratiques valent aujourd’hui à Tunis une demande d’enquête pour de « potentiels crimes contre l’humanité », déposée mardi 24 septembre devant la Cour pénale internationale (CPI) par un collectif lié à l’opposition tunisienne.
    Par ailleurs, la ville portuaire de Sfax, dans le centre-est du pays, a été vidée de la majorité de ses migrants subsahariens par les forces de l’ordre tunisiennes qui ont procédé à de nombreux refoulements vers la région d’El-Amra, abandonnant des centaines de personnes comme Ibrahim dans une plus grande précarité, tout en empêchant l’aide d’associations et d’activistes locaux. Ces derniers sont « constamment surveillés », dénonce un membre de la société civile sfaxienne qui préfère conserver l’anonymat par peur des autorités.
    Des dirigeants d’organisations non gouvernementales (ONG) ont été arrêtés en mai alors que certaines de leurs structures recevaient des financements de l’UE. Le mémorandum d’entente « n’implique pas la société civile tunisienne, regrette la source précédemment citée. Nos partenaires européens ont opté pour un accord qui vient ériger Kaïs Saïed en joueur incontournable pour fermer les frontières européennes et renforcer son appareil sécuritaire, celui-là même qui réprime la population locale ». L’Union européenne est bien consciente de la dérive autoritaire du chef de l’Etat tunisien mais craint plus encore une rupture qui pourrait l’amener à privilégier d’autres alliés, comme la Russie, la Chine et l’Iran, avec lesquels il a déjà multiplié les contacts au cours de son premier mandat. Dès lors, préserver le partenariat euro-tunisien, estime le service diplomatique européen dans sa note interne, « impliquera de trouver un équilibre de plus en plus difficile entre la crédibilité de l’UE en termes de valeurs et son intérêt à rester engagé de manière constructive avec les autorités tunisiennes ».

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