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  • Manche : 54 migrants morts depuis le début de l’année, les moyens des secours mis en œuvre sont-ils adaptés ?
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    Manche : 54 migrants morts depuis le début de l’année, les moyens des secours mis en œuvre sont-ils adaptés ?
    Par Raphaëlle Aubert et Julia Pascual
    Trois personnes migrantes sont mortes noyées lors du naufrage de leur embarcation, dans la matinée de mercredi 23 octobre, à un mile nautique (1,8 kilomètre) au large de Blériot-Plage (Pas-de-Calais), portant à 54 le nombre de victimes en mer, en 2024, lors de tentatives de traversées de la Manche. Vendredi, c’est le corps sans vie d’un nourrisson de 40 jours, originaire du Kurdistan irakien, qui avait été repêché au large du littoral. L’embarcation à bord de laquelle la petite Maryam Bahez se trouvait avec ses parents s’était déchirée en mer. Alors que 28 000 personnes sont parvenues à rejoindre le Royaume-Uni, la mortalité de cette route migratoire a décuplé puisque en 2022, année record où 45 000 personnes ont rejoint l’Angleterre, on déplorait cinq décès en mer.
    Cette dangerosité accrue, le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, l’a soulignée dans un tweet du 3 octobre. Il y faisait état de sa rencontre au G7 avec son homologue britannique, Yvette Cooper, laquelle saluait « l’engagement héroïque des forces de l’ordre pour empêcher les traversées vers le Royaume-Uni ». « Nous avons aussi partagé le constat que cette efficacité avait des conséquences néfastes avec une augmentation des décès », a écrit le ministre français.
    Depuis l’apparition du phénomène des small boats, fin 2018, ces bateaux ont toujours été de mauvaise facture, impropres à la traversée, et la prise de risque est majeure pour les migrants à bord. Au fil du temps, les passeurs ont en outre de plus en plus chargé ces canots pneumatiques mesurant moins de dix mètres, par appât du gain et au mépris de la vie humaine. Peut-être ont-ils été plus prompts à prendre des risques pour limiter les pertes économiques occasionnées par l’« efficacité » des forces de l’ordre à contrarier des départs en saisissant des canots avant leur mise en l’eau. Aujourd’hui, ce sont en moyenne près d’une soixantaine de personnes qui embarquent par small boat, contre une quarantaine en 2023 et une trentaine en 2022. Plusieurs naufrages sont récemment survenus avec plus de 80 personnes dans un bateau.
    « Du fait des canots surpeuplés, le départ des embarcations est un moment critique », explique un matelot qui a travaillé sur des opérations de sauvetage et qui a requis l’anonymat comme tous les marins ayant fait du secours dans le détroit du Pas-de-Calais qui ont accepté d’échanger avec Le Monde et qui ne sont pas autorisés à communiquer sur les opérations. « Les passagers, toujours plus nombreux, sont par ailleurs de moins en moins pourvus de moyens de sauvetage élémentaires tels que des brassières de sauvetage », précise la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord.
    Un autre sauveteur souligne l’incidence du recours aux taxi boats. Pour éviter que les forces de l’ordre ne crèvent les canots sur les plages, des passeurs mettent à l’eau des bateaux en amont des traversées et retrouvent des groupes de migrants directement dans l’eau. « Les migrants embarquent très vite. Ils peuvent aussi être rejoints par d’autres groupes, ce qui entraîne des départs chaotiques et surchargés. »
    « La surenchère dans le dispositif de surveillance et de sécurité, sous prétexte d’empêcher les traversées, a eu pour conséquence l’augmentation des décès qui surviennent lors des départs des embarcations. Ils se font dans la précipitation pour éviter d’être empêchés par la police », explique Charlotte Kwantes, coordinatrice nationale de l’association d’aide aux migrants Utopia 56.
    Depuis 2023, les morts surviennent de plus en plus près du littoral, selon les données de géolocalisation produites par le Secmar, organisme d’étude et de coordination pour la recherche et le sauvetage en mer, analysées et complétées par Le Monde. En 2024, ce sont ainsi 25 décès qui ont été localisés à moins de 300 mètres des côtes. Onze personnes sont notamment mortes asphyxiées – dont trois femmes, une fille de 7 ans et un garçon de 2 ans, des profils souvent placés au milieu des embarcations – victimes d’écrasement et d’étouffement lors de bousculades ou de mouvements de panique.
    Les secouristes sont saisis par la vitesse de ces drames. « Certains naufrages sont parfois fulgurants, entraînant la noyade rapide de passagers, même quand les moyens intervenant sont déjà à proximité », souligne la préfecture maritime. « Face à un bateau qui se déchire, le temps de descendre le semi-rigide de secours et de le mettre à l’eau, il y en a pour dix minutes, explique un matelot. Or, si les migrants n’ont pas de gilets, ils coulent à pic. »
    Le 3 septembre, quatorze personnes sont mortes au large de Gris-Nez (Pas-de-Calais) – le deuxième naufrage le plus grave survenu dans le détroit –, alors même que leur embarcation était surveillée par un navire affrété par l’Etat, le Minck. La chronologie des événements, dont a pu prendre connaissance Le Monde, montre que vingt-huit minutes se sont écoulées entre l’arrivée du Minck à hauteur du small boat, qui semblait ne plus pouvoir faire route, et la mise à l’eau du canot de secours rapide du navire. Quatre minutes plus tard, le small boat s’est disloqué et tous ses occupants se sont retrouvés à l’eau.
    Le 15 septembre, huit personnes ont été retrouvées mortes sur la plage d’Ambleteuse (Pas-de-Calais) après le retour à terre de leur embarcation, tandis que le Minck était, là encore, en surveillance, sans pouvoir intervenir, compte tenu de la proximité du rivage.

    « Pour une majorité des décès en 2024, il y avait un moyen de sauvetage français soit en surveillance de l’embarcation, soit à proximité », note Camille Martel, doctorante de géographie à l’université du Havre (Seine-Maritime), qui finalise une thèse sur le sauvetage en mer à la frontière franco-britannique. Au sein du monde maritime, certains interrogent la pertinence du dispositif de secours en mer. Ce dernier n’a jamais été aussi musclé. Mais est-il adapté ? « Le dispositif peut être considéré comme adapté », indique au Monde la préfecture maritime, précisant que depuis le 1er janvier, environ 5 000 personnes ont été secourues et plus de 600 embarcations suivies.
    Après le naufrage du 24 novembre 2021 – le plus grave jamais survenu dans la Manche lors de traversées de migrants, au terme duquel 27 corps ont été retrouvés et quatre personnes ont été portées disparues –, plusieurs militaires français du navire Flamant de la marine nationale et du centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (Cross) de Gris-Nez ont été mis en examen pour « non-assistance à personne en danger ». A la suite des révélations dans la presse, fin 2022, sur la responsabilité des secours, l’Etat avait décidé de renforcer ses moyens d’action : acquisition de drones, équipement spécifique au secours d’un hélicoptère de la marine, recrutement d’effectifs au sein du Cross, installation de caméras optroniques côtières (dotées de capacités de détection et de suivi automatiques) dans les sémaphores, formation des équipages aux premiers secours…
    Surtout, six navires sont désormais en permanence d’alerte. Pourvus par la marine nationale, les douanes, les affaires maritimes ou encore la société privée de remorquage Les Abeilles International, il ne s’agit pas toujours des mêmes bateaux. Les embarcations plus petites et véloces de la gendarmerie maritime, des pompiers ou encore de la Société nationale de sauvetage en mer, la SNSM, peuvent aussi être sollicitées.
    En réalité, la pièce centrale du dispositif réside aujourd’hui dans le prépositionnement en mer de deux navires spécialement affrétés depuis avril 2023 par l’Etat, au terme d’un marché public, auprès de la société privée SeaOwl. Le Minck est un ancien chalutier-palangrier de 36 mètres de long. Conçu en 1976, le Ridens mesure près de 40 mètres de long. Les deux navires assuraient la sécurité de plateformes pétrolières avant d’arriver dans le détroit du Pas-de-Calais où ils sont consacrés à la surveillance et à l’accompagnement des canots vers les eaux anglaises et, en cas de demande d’aide ou de naufrage, interviennent au secours des embarcations. A leur bord, des équipages de moins de dix personnes, accompagnés de trois personnels de sécurité.« Ces bateaux ne sont pas faits pour du sauvetage, raille un marin de la région. Ils sont trop lents, leur tirant d’eau [profondeur à laquelle un bateau s’enfonce dans l’eau] est trop important, ils n’ont qu’un petit semi-rigide [canot de secours] opérationnel et les équipages ne sont pas formés. » Sollicitée par Le Monde, la compagnie SeaOwl nous renvoie vers la préfecture maritime. Cette dernière assure que les équipages « disposent de qualifications adaptées à la mission » et que les navires peuvent accueillir jusqu’à cent naufragés à bord, ce qui les rend « particulièrement adaptés au sauvetage de masse ». Elle ajoute qu’ils « ont été choisis selon un cahier des charges strict, auxquels les soumissionnaires ont répondu ».
    Le cahier des clauses, que Le Monde s’est procuré, laisse pourtant apparaître des incohérences. Divisé en deux lots, le marché public passé par la marine nationale pour un montant total de 16 millions d’euros prévoyait qu’un des deux navires ait un « tirant d’eau maximal inférieur à quatre mètres » pour pouvoir « opérer dans les zones de petits fonds de l’est du détroit du Pas-de-Calais ». Or, au moment où les naufrages ont lieu à proximité immédiate du littoral, le tirant d’eau du Minck est de 4,5 mètres et celui du Ridens est de 4,2 mètres.Enfin, ils devaient pouvoir « soutenir une vitesse opérationnelle continue de 10 nœuds minimum [18 km/h] ». Or, le Minck peut, sur le papier, péniblement atteindre la vitesse maximale de 10,5 nœuds. En étudiant les données de navigation accessibles, la doctorante Camille Martel a mis en évidence que lors du naufrage du 3 septembre, le Minck est monté à une vitesse de 7,9 nœuds maximum pour rentrer au port de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), de sorte qu’il lui a fallu deux heures pour y parvenir. De même, lors d’un naufrage survenu le 15 décembre 2023, au cours duquel trois personnes sont mortes ou ont disparu, le Ridens (Esvagt-Charlie, à l’époque) a rejoint en plus de deux heures trente le port de Calais (Pas-de-Calais), à une vitesse comprise entre huit et neuf nœuds.
    Le Monde a interrogé plusieurs marins qui ont officié sur ces bateaux du groupe SeaOwl. L’un d’eux se souvient d’un démarrage de mission laborieux, début 2023, à bord du Minck (alors Apollo-Moon). « L’équipage n’avait pas d’expérience en sauvetage et le matériel était au ras des pâquerettes, dit-il. On partait avec cinq gilets de sauvetage [pour les migrants], on devait utiliser la grue pour mettre à l’eau le semi-rigide, il n’y avait pas d’infirmerie à bord, mais on avait trois anciens militaires en plus de l’équipage qui étaient là en cas de menace de la part des rescapés. » « Il n’y a pas eu de raté, mais on n’était pas bons, se souvient à son tour un ancien matelot à bord du second navire de SeaOwl. C’était le bazar, le bateau était en mauvaise condition et l’équipage n’était pas formé au sauvetage de masse. Ça revenait à aller au feu sans entraînement, on partait la boule au ventre. »
    « Le navire idéal n’existe pas, tempère un cadre de l’administration maritime. On prend les bateaux qui existent. » Il existerait pourtant des moyens plus adaptés, selon le capitaine Matthew Schanck, directeur du Maritime Search and Rescue Council, un organisme professionnel spécialisé dans le secours maritime installé en Angleterre, et qui mentionne « des bateaux conçus pour réaliser des sauvetages de masse, mais qui coûtent 50 000 euros par jour ».
    A son tour, Camille Martel fait remarquer que dans le cadre d’un accord de 20 millions d’euros entre l’Union européenne et l’Organisation internationale pour les migrations – une agence de l’ONU –, les gardes-côtes turcs ont été dotés en 2017 de six bateaux « ultramodernes » conçus pour le sauvetage de migrants, pouvant atteindre une vitesse de 30 nœuds et embarquer une quarantaine de personnes (neuf bateaux supplémentaires ont été commandés en 2020).
    « L’Etat est dans des contraintes budgétaires. Il ne peut pas calibrer le dispositif à l’infini, fait remarquer un conseiller ministériel. Et puis on n’arrivera pas au risque zéro. » En attendant, selon nos informations, des équipages ont réclamé davantage de matériel de flottaison, notamment lors d’une réunion de tous les acteurs du secours en mer, organisée par la préfecture maritime, à Cherbourg (Manche), début octobre. Des distributions de gilets de sauvetage aux migrants ont pu avoir lieu par moments en mer, mais sans relever d’une doctrine généralisée. « Les gens qui n’ont pas de brassière meurent en quelques secondes. Il faudrait pouvoir en distribuer », estime un secouriste. « Equipez-vous ! », leur a répondu la préfecture maritime, sans pouvoir financer un tel effort.
    « On a des besoins énormes en formation en secourisme et on n’est pas capables de les assurer », s’inquiétait aussi un marin au début de l’année auprès de la préfecture maritime lors d’une autre réunion. Une poignée de matelots ayant déjà officié au sein d’ONG en Méditerranée centrale telles que SOS Méditerranée ont été sollicités pour mener des formations. « Face à des personnes en hypothermie et victimes de noyade, le massage cardiaque est un sujet majeur », insiste le marin cité plus haut. Si les efforts sont notables, et plusieurs centaines de personnes ont été formées, principalement aux premiers secours, la rotation fréquente des équipages en diminue la portée. Récemment, lors d’un retour d’expérience sur le naufrage du 3 septembre, un médecin faisait remarquer que « la procédure de secours maritime de grande ampleur n’est pas adaptée ». Comment prendre en charge plusieurs personnes en urgence absolue ? Chacun convient d’un besoin de renfort et de professionnalisation. Six ans après le début du phénomène des small boats.

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