« Les haies ont été plantées pour des raisons économiques, avant d’être détruites pour de nouvelles raisons économiques » | Léo Magnin
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Si la #haie peut devenir une « cage » efficace à condition d’être conduite, elle est aussi une infrastructure de production végétale. Car s’il faut parler d’édification plutôt que de plantation, il faut aussi préférer le terme d’exploitation à celui d’entretien. [...] Entretenir les haies est la préoccupation de l’agriculteur contemporain qui ne les exploite plus. En miroir, les laisser pousser pour qu’elles accueillent un riche #écosystème est l’idéal du naturaliste. En revanche, pour le #paysan de la fin du XIXe siècle, la haie est avant tout une #culture qu’on récolte. [...]
Le bois des haies est utile pour se chauffer. Les branches, une fois mises en fagots, alimentent les fours à pain et servent, par exemple, à cuire certains fromages. De plus, la cuisson n’était pas réservée aux mets destinés à l’alimentation humaine : les denrées données aux cochons, aux poules et aux autres animaux de la basse‐cour étaient systématiquement cuites. D’autres ressources sont puisées dans la haie : les feuilles du frêne sont un fourrage délicieux pour les vaches. Les mûrons sont l’ingrédient de base de la confiture et les noisettes de l’huile, sans compter la récolte des noix, nèfles, prunelles et châtaignes. Les bois durs sont utilisés pour la construction de bâtiments et la fabrication d’outils : balais, jougs, aiguillons de bouvier, charpentes, échelles, barrières, piquets, etc. L’écrivain Jean‐Loup Trassard rapporte que les haies fournissaient aussi des jouets pour les enfants : la « canne‐pétouère », sorte de sarbacane faite d’une branche de sureau évidée, ou les toupies cloutées. Quant à la clématite et à l’osier, leurs branches souples sont les matières premières des liens servant à « plisser » les haies et à tenir les fagots, mais aussi de la vannerie : paniers, ruches, meubles. Alice de Vinck rappelle que les fagots étaient indispensables pour cuire la poterie. Christian Hongrois rapporte les usages médicaux et traditionnels des plantes : l’aubépine contre les verrues, le sureau contre les maux de dents, les feuilles de chêne contre la diarrhée, etc.
Au cours du XXe siècle, l’évolution des #techniques et des circuits de commercialisation frappe peu à peu de caducité les services indispensables que les haies rendaient à l’économie domestique des ménages ruraux. Le barbelé, cette « ronce artificielle », remplace les haies plessées. Avec le fil électrique, la haie achève de perdre sa fonction historique de clôture. L’arrivée et la généralisation des énergies fossiles et de l’électricité relativisent aussi le poids du bois dans la consommation énergétique des foyers. Le pain n’est plus fait à la maison mais peut s’acheter à la boulangerie, la poterie recule face aux ustensiles manufacturés disponibles en magasin : puisque la cuisson du pain et de la poterie est devenue superflue, les fagots s’effacent. Les scieries, puis les enseignes de bricolage fournissent les manches, échelles, planches, lambourdes et chevrons qu’on trouvait dans les arbres. Ce qu’il reste de vannerie s’avoue vaincu face au formica triomphant. L’amélioration de la production du fourrage fait oublier les feuilles jusqu’ici offertes au bétail. La nouveauté des produits vendus à l’épicerie du village, puis au supermarché du bourg, attire davantage que les longues récoltes de baies et fruits secs. La pharmacopée moderne supplante la pharmacopée traditionnelle, qui ne subsiste qu’à l’état de souvenir. Même la « canne‐pétouère » et la toupie cloutée se retirent devant leurs émules de plastique qui ont les faveurs des enfants.
À bien y réfléchir, les haies ont donc été plantées et édifiées pour des raisons économiques, avant d’être marginalisées et détruites pour de nouvelles raisons économiques. [...]
La grande variété des produits récoltés fait dire à Patrice Notteghem que les haies paysannes étaient « un véritable système agro‐forestier » et Bernadette Lizet qualifie la haie de « culture intensive »[...].
Les haies sont devenues une culture fossilisée parce que les rapports économiques ont fondamentalement changé. Ils sont passés de l’exploitation d’une ressource en vue de sa récolte à l’entretien d’une survivance désaffectée. Auparavant source de services et produits pour les ménages ruraux, la haie est devenue un coût dans l’économie des exploitations contemporaines spécialisées. Une recherche récente estime même que l’entretien d’un kilomètre de haies représente une dépense annuelle de 450 euros. Il est alors légitime de se demander pourquoi les haies, richesses faites charges, n’ont pas totalement disparu de l’espace agricole. Après tout, voilà bientôt un siècle que Julien Gracq annonçait leur fin. Là encore, l’attention à l’économie des exploitations agricoles est féconde : si les haies n’ont pas davantage disparu, c’est probablement aussi parce que les détruire coûte cher. Un dessouchage exige des ressources financières et matérielles, ce qui constitue un investissement qui, à terme, ne sera peut‐être pas gagnant dans la trésorerie de l’exploitant.
Ce constat ne doit pas inviter au pessimisme, mais à interroger la tendance qui, en sciences sociales, promeut l’agentivité des « non‐humains », leur capacité à interférer dans le cours de l’action. Cette agentivité n’est‐elle pas proportionnelle à l’incapacité économique de certains groupes sociaux ? En suivant les péripéties de la vie économique des haies, il apparaît que les objets et les choses en général n’ont pas été ignorés par les sciences sociales, comme l’affirmait Bruno #Latour, mais étudiés de très près par l’#ethnologie des techniques, attentive à l’économie des #fermes. Pourtant, cette #anthropologie de l’environnement a été marginalisée par l’anthropologie de la nature de Philippe #Descola, plus centrée sur les représentations que sur les pratiques. L’histoire économique des haies confirme l’intérêt de ces travaux ethnologiques éclipsés par d’autres traditions de recherche qui, si elles sont importantes, cultivent une rhétorique de la rupture qui néglige l’apport d’études existantes.