Comment les #centres_de_rétention se sont transformés en outil sécuritaire pour l’État
Alors que le nouveau ministre de l’intérieur multiplie les déclarations autour de ces lieux de #privation_de_liberté, Mediapart retrace l’évolution de leur utilisation, désormais assumée comme l’espace où doivent être enfermés en priorité les étrangers dits « dangereux ».
Le tournant a sans doute été pris au lendemain de la mort de la petite #Lola, tuée à l’âge de 12 ans par une ressortissante algérienne, le 14 octobre 2022 à Paris. À l’époque, un sigle se répand à une vitesse éclair sur les plateaux télé et dans les pages des grands titres nationaux : #OQTF, pour « #Obligation_de_quitter_le_territoire_français ». La meurtrière de la fillette était visée par cette #mesure_d’éloignement qui permet à l’État d’expulser les étrangers qui n’ont pas, selon lui, vocation à rester sur le territoire.
Peu après le drame, et son #instrumentalisation par la droite et l’extrême droite, Gérald Darmanin, alors ministre de l’intérieur, annonce vouloir rendre « impossible » la vie des étrangers faisant l’objet d’une OQTF, déplorant un « droit trop complexe » pour y parvenir. « [Nous nous sommes] intéressés aux étrangers qui posaient des questions d’#ordre_public, soit parce qu’ils étaient #fichés_S, soit parce qu’ils étaient auteurs de crimes ou de délits très graves », déclare-t-il alors.
Trois mois plus tôt, en août 2022, il adressait déjà une circulaire à tous les préfets de France les invitant à enfermer et à éloigner en priorité les étrangers en situation irrégulière auteurs de #troubles_à_l’ordre_public. « En cas de manque de places disponibles [en centre de rétention – ndlr], il convient de libérer systématiquement les places occupées par les étrangers sans antécédents judiciaires non éloignables et de les assigner à résidence », assumait-il.
C’est ainsi que la population placée en centre de rétention administrative (CRA) semble avoir évolué, sous l’impulsion de l’ancien locataire de la Place-Beauvau. Et désormais avec la validation de son successeur, #Bruno_Retailleau, qui a affirmé vouloir une nouvelle #loi_immigration pour augmenter la #durée_maximale de rétention pour les auteurs de crimes sexuels ; une exception jusqu’alors uniquement possible pour les terroristes.
Lundi 28 octobre, c’est dans une #circulaire adressée aux préfets que le ministre officialise la chose, les appelant à « utiliser tous les moyens de droit à disposition face aux étrangers considérés comme menaçant l’ordre public ». Le document fuite dans le contexte de la visite présidentielle d’Emmanuel Macron au Maroc, en compagnie de Bruno Retailleau.
Lors de sa visite du CRA du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne) le 11 octobre, le nouveau ministre de l’intérieur n’a pas manqué de surfer sur une autre affaire, celle de Philippine, une jeune étudiante tuée par un ressortissant marocain, déjà condamné pour viol et lui aussi visé par une OQTF et libéré de centre de rétention faute de laissez-passer consulaire – nécessaire pour mettre en œuvre son expulsion – obtenu à temps par les autorités.
Bruno Retailleau insiste lourdement sur « des profils très, très dangereux, qui ont écopé de plusieurs années de prison », et souligne que désormais, « le peu de places » disponibles sont « réservées » aux « cas les plus lourds ».
La quasi-totalité des retenus connus pour « trouble à l’ordre public »
Le 20 septembre, lors d’une visite parlementaire dans ce même centre de rétention, les député·es Ersilia Soudais et Aurélien Taché (La France insoumise) sont d’abord alerté·es par les #conditions_de_vie des retenus, leurs problèmes de santé et le manque d’#accès_aux_soins, ou encore les #tensions et #violences qui découlent de l’enfermement.
Les deux parlementaires aperçoivent notamment une minuscule pièce servant à l’« #isolement », avec une couchette, séparée d’un WC par un muret. L’homme enfermé là aurait cherché à fuir du centre la veille et restera là jusqu’à ce qu’il se « calme ».
Un peu plus loin, la question sécuritaire s’illustre encore différemment. Plusieurs agents du greffe sont réunis dans un bureau, dont les murs sont entièrement habillés de tableaux, sur lesquels figurent les nom, prénom, nationalité, préfecture de rattachement, date et motif d’arrivée de chaque retenu. « Aujourd’hui, 100 % des retenus sont connus pour des troubles à l’ordre public », lance l’un des policiers. Cela date « d’un an ou deux », poursuit-il, soit au moment de la fameuse #circulaire_Darmanin.
Le chiffre a de quoi surprendre. Durant des années, de nombreuses personnes #sans-papiers, et sans histoire aucune avec la police ou la justice, se retrouvaient enfermées en CRA et menacées d’#expulsion alors qu’elles résidaient, travaillaient et avaient parfois des enfants scolarisés en France, victimes du cycle infernal des expulsions mis en place par les autorités.
« Ils ont tous 30 à 40 faits [derrière eux] pour violences, etc. Donc le but du jeu, c’est qu’ils soient éloignés, et pas sur le territoire français pour commettre d’autres violences », poursuit cet agent du greffe. La tendance s’est donc inversée, comme le souhaitait l’ancien ministre de l’intérieur, confirmant que les CRA sont devenus des outils purement sécuritaires.
« Avant, on voyait beaucoup de simples personnes en situation irrégulière. Maintenant, ce sont des sortants de prison », confirme en off un policier qui travaille en CRA.
Une annexe de la prison
Une information que confirme Thierry*, agent de sécurité dans un CRA de France, qui souhaite garder l’anonymat. « On reçoit beaucoup de #sortants_de_prison. À peine libérés, on les voit arriver ici. Ils n’ont pas le temps de repasser chez eux ou de s’échapper. » Il décrit une #machine_infernale où dès qu’une « #mise_à_l’avion » est effectuée – autrement dit, une expulsion – ou qu’une libération a lieu, la place est immédiatement attribuée à un autre et ne reste « jamais vacante ».
Et puisqu’il ne s’agit désormais que de ces profils, sur son lieu de travail, l’aile consacrée aux femmes a quasiment disparu. La majorité des hommes retenus ici « se comportent bien », souligne-t-il, tout en sachant que dans le lot, certains ont pu commettre un viol, une agression, ou baigner dans les trafics.
« On a une petite minorité qui est dans la provocation. Mais quand on sait qu’ils vivent reclus, à quatre dans une chambre, sans aucune intimité, je les comprends. C’est normal que ça rende fou. »
« Les gens sont enfermés, on dirait un lieu pénitentiaire. D’ailleurs, quand les femmes viennent rendre visite à leur conjoint, elles parlent souvent d’un #parloir. Ça en dit long », relève Thierry. Dans son imaginaire, avant de travailler en CRA, l’homme se figurait un lieu où étaient placés les sans-papiers censés être renvoyés dans leur pays. « Pas un endroit où on enferme des criminels ou des bandits… »
Interrogés sur l’évolution des profils parmi les retenus, les services du ministère de l’intérieur indiquent à Mediapart qu’au niveau national 96 % des retenus sont « des étrangers en situation irrégulière ayant un profil évocateur d’une menace à l’ordre public », pouvant être fichés S, connus pour des faits de terrorisme ou de droit commun, ou sortir de prison.
L’expulsion des étrangers « dont le profil est évocateur de risques de trouble à l’ordre public est prioritairement recherché », poursuivent-ils, précisant que cela ne concerne pas uniquement des individus condamnés, mais « plus largement des individus défavorablement connus des services de police », qui ont pu faire l’objet de classement sans suite, de mesures alternatives ou encore d’un fichage pour radicalisation.
C’est une « priorité d’action » depuis plusieurs années, assume le ministère, en citant les attentats d’Arras et d’Annecy, qui ont conduit à une meilleure « prise en compte de l’#ordre_public dans le cadre de la rétention […], que l’étranger soit en situation irrégulière, qu’il soit détenteur d’un titre de séjour, demandeur d’asile ou bénéficiaire de la protection internationale ».
Elsa Faucillon, députée NFP des Hauts-de-Seine, dit constater un changement de profil parmi les retenus : « On voit beaucoup moins qu’avant des personnes placées en rétention après un “simple” contrôle d’identité, et quasi exclusivement des personnes qui représentent un “#danger” ou une “#menace”. » Mais cette dernière notion « relève d’un grand #flou et de beaucoup d’#arbitraire », estime-t-elle.
« Dans un même lieu, on va retrouver des personnes suspectées ou accusées d’actions terroristes, passées par la case prison, et d’autres pour qui la rétention est uniquement administrative », précise la députée, avec le souvenir d’un homme accusé de trouble à l’ordre public pour avoir mendié dans la rue.
« Moi, je sors de prison, mais je ne mérite pas de me retrouver ici, j’ai purgé ma peine », nous glisse un Algérien rencontré au CRA du Mesnil-Amelot, avec le sentiment d’être puni une seconde fois. À ses côtés, un jeune homme fulmine : « J’ai une carte d’identité italienne et je me retrouve ici. Je me suis battu avec un collègue dehors, on m’a mis la mention “trouble à l’ordre public”. J’ai dit que je pouvais rentrer dans mon pays par mes propres moyens, mais ils n’ont rien voulu savoir. »
Un autre, de nationalité égyptienne, explique avoir été « ramassé » à l’aube, alors qu’il travaillait au noir sur un marché. Près des chambres où sont parqués les retenus apparaissent des lits superposés et un matelas posé à même le sol. Mounir, du haut de ses 20 ans, a le visage déconfit. Il dit en chuchotant avoir utilisé l’identité d’un autre pour pouvoir travailler. « Ils m’ont chopé alors que je faisais une livraison, je n’avais pas de permis. » Son dossier a été estampillé d’un « trouble à l’ordre public ».
Non expulsables et enfermés malgré tout
De toute façon, commente un Tunisien derrière le grillage qui entoure la cour, comparant lui aussi les lieux à une « prison », « ils ramènent les gars ici juste pour faire du #chiffre ». L’obsession est telle que, parmi les personnes enfermées au Mesnil-Amelot lors de notre visite, se trouvent également des étrangers considérés comme non expulsables, parce que leur pays connaît une situation de conflit et de chaos – à l’instar de l’Afghanistan, du Soudan ou d’Haïti.
Lorsque notre regard se pose sur la mention « Afghan », inscrite au tableau du bureau du greffe, le responsable de la visite l’admet : « Celui-là sera relâché à l’issue des trois mois, il ne peut pas être expulsé. »
Quant aux Algériens, en théorie expulsables, il devient presque impossible pour les autorités d’obtenir le fameux #laissez-passer_consulaire nécessaire à leur éloignement, selon l’agent de sécurité déjà cité.
« Tous les retenus de nationalité algérienne restent trois mois, soit la durée maximale de rétention, et ressortent ensuite, le plus souvent avec une #assignation_à_résidence, rapporte-t-il. J’en ai vu faire trois passages d’affilée en CRA, à chaque fois libérés, puis replacés en rétention, puis de nouveau libérés… » La situation ne risque pas de s’arranger avec la « réconciliation » opérée par la France avec le Maroc, au détriment de ses relations avec l’Algérie.
Mais au milieu de ces profils dits « dangereux », dont certains ont le visage marqué par la vie et les bras balafrés, il arrive encore de croiser des hommes sans histoire. Tel ce cinquantenaire burkinabé, vivant en France depuis vingt ans.
Lorsque nous l’interrogeons sur d’éventuels antécédents judiciaires, celui-ci est catégorique. « Je sais quand je fais des bêtises, et je n’en ai pas fait. Je ne suis pas un danger pour la France. Je vis avec les Français, je n’ai pas de problèmes avec eux. Je me sens français », déclare-t-il, précisant que ses enfants, qui résident sur le territoire français, sont aujourd’hui majeurs.
Selon le ministère de l’intérieur, à l’heure actuelle « seuls 6 % [des retenus] sont des étrangers non connus pour des menaces à l’ordre public » en France.
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