Pour la première fois de ma vie, j’éprouve la honte d’être juif (...), une honte, inhabituelle dans la longue histoire de notre peuple, celle d’être complice d’un carnage. Jacob Rogozinski
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Jacob Rogozinski, philosophe : « Qui nous pardonnera si nous ne parvenons pas à demander pardon pour ces crimes à Gaza ? »
J’éprouve une grande joie à l’annonce de l’accord de cessez-le-feu à #Gaza et de la libération des otages israéliens. Mais ma joie se mêle à un sentiment très différent. Tout cela arrive très tard, beaucoup trop tard : tant de souffrances et de morts auraient pu être évitées ! Même si ce cessez-le-feu menait enfin à une paix durable, comment oublier que, pendant plus d’une année, [le premier ministre israélien] Benyamin Nétanyahou et son armée ont affamé et massacré des populations civiles ? Qu’ils ont détruit la plupart des habitations, des hôpitaux et des écoles de Gaza ; et que les membres les plus extrémistes de son gouvernement envisagent toujours une recolonisation de ce territoire et l’expulsion de ses habitants ?
En agissant ainsi, la droite et l’extrême droite israéliennes ont pris tous les #juifs en otages, ceux d’Israël comme ceux de la #diaspora. Ils en ont fait les complices de leurs crimes et ils l’ont fait au nom du peuple juif, c’est-à-dire aussi « en mon nom ». Pour la première fois de ma vie, j’éprouve la honte d’être juif. Mais ce n’est pas la honte de jadis, la honte de ceux que l’on insultait, que l’on humiliait, que l’on parquait dans les ghettos : c’est une nouvelle sorte de #honte, inhabituelle dans la longue histoire de notre peuple, celle d’être complice d’un carnage.
Fils de survivants de la Shoah, je suis né et j’ai vécu en paix en France, où je n’ai jamais été la cible ni même le témoin direct d’un acte ou d’une parole antisémite. Le désastre qui a anéanti tant des miens m’a été profitable : il m’a gratifié d’une robuste bonne conscience. Il m’a donné la certitude d’être toujours du bon côté, du côté des victimes de l’histoire, de ceux à qui l’on a fait tort, et cela m’a empêché de voir un autre tort dont j’étais malgré moi le complice.
De l’indicible horreur de la Shoah était né l’Etat d’#Israël, refuge pour tous les juifs persécutés. Pour des survivants comme mes parents, cela signifiait que, peut-être, l’horreur n’allait plus recommencer. Ainsi, l’existence d’Israël était une bénédiction, et chacune de ses actions était bénie. Cela dispensait de s’interroger sur les injustices qui avaient précédé et suivi sa naissance.
Je me suis rendu plusieurs fois en Israël. D’abord avec mes parents qui voulaient revoir leurs amis d’autrefois – ceux, peu nombreux, qui avaient survécu. Puis, adolescent, pour travailler à la récolte des fruits dans un kibboutz en Galilée. Et récemment encore, invité dans des universités. Je ne me suis jamais senti « chez moi » dans ce pays, et pourtant j’étais heureux d’y être, heureux d’en être. J’avais l’impression de participer – sans en payer le prix – à l’exaltante aventure des pionniers qui, m’avait-on appris, avaient « fait refleurir le désert ».
Demander pardon
Je ne savais pas, je ne voulais pas savoir que cette terre n’avait jamais été déserte ; qu’elle appartenait déjà à un autre peuple et qu’il en avait été dépossédé ; que la création de l’Etat avait forcé à l’exil des centaines de milliers d’hommes et de femmes ; que cette injustice avait entraîné toujours plus d’injustices, toujours plus de violence. Je ne voulais pas voir que, peu à peu, David s’était métamorphosé en Goliath. La passion de l’ignorance est une puissante passion, et elle est encore plus scandaleuse lorsqu’elle concerne celui qui se prétend « philosophe ».
A la différence d’autres religions, le judaïsme accorde plus d’importance à la pratique qu’à la croyance, ce qui permet de prier sans être forcément « croyant ». A la jeune Hannah Arendt qui déclarait à un rabbin qu’elle avait « perdu la foi », celui-ci lui avait répondu : « Qui vous a demandé d’avoir la foi ? » Mon père se disait « anarchiste et athée » (et, au grand scandale de ses amis, il affirmait que les #Palestiniens avaient le droit d’avoir leur Etat). Cela ne l’empêchait pas d’être le chantre de notre petite communauté et, les jours de fête, de chanter les prières en pleurant. Je devais avoir 10 ans quand j’ai osé lui demander pourquoi il priait, alors qu’il se disait athée. Il m’a répondu : « Je prie pour les morts. » Devenu adulte, j’ai décidé de suivre son exemple. Il me semblait possible de m’adresser à un Autre, sans savoir s’il existait quelque part et s’il entendrait ma voix.
Cette année, j’ai cessé de le faire. Comment demander pardon pour nos fautes en priant avec ceux qui approuvent un massacre ? Pour invoquer l’Autre, un juif doit le faire avec d’autres juifs – au moins dix d’entre eux – parce que leur invocation est celle d’un peuple qui renouvelle son alliance chaque fois qu’il s’adresse à son Dieu. C’est ce peuple qui fait défaut aujourd’hui.
Agression féroce
Faire défaut est plus grave que commettre une faute, car celui qui commet cette faute peut le reconnaître, tôt ou tard, et demander pardon, alors que celui qui fait défaut ne peut même pas se reconnaître comme l’auteur d’une faute. C’est ce qui arrive désormais à une très grande partie des Israéliens. « Pour nous, disent-ils, c’est tous les jours le 7-Octobre » : pour eux, certes, mais aussi pour les civils palestiniens innocents que leur armée a massacrés. L’agression féroce qu’a subie Israël l’a aveuglé, anesthésié, privé de tout sens éthique, de toute empathie envers les autres victimes de cette guerre. C’est en cela que ce peuple fait défaut.
Est-ce moi qui ai « trahi » mon peuple en protestant contre le carnage, comme on me l’a reproché, ou est-ce ce peuple qui s’est trahi lui-même ? « Lo-’Ammi », « pas mon peuple » : une voix avait commandé à Osée, un prophète des temps bibliques, de nommer ainsi son fils. Ce qui veut dire, lui déclare cette voix : « Vous n’êtes pas mon peuple et je ne suis pas votre Dieu. Mais un jour viendra, poursuit la voix, où je pardonnerai, où je dirai à Pas-mon-peuple : “Tu es mon peuple” et il me répondra : “Mon Dieu”. »
Qui prophétisera pour nous aujourd’hui ? Qui nous pardonnera ces dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants affamés, mutilés, tués, si nous ne parvenons pas à demander pardon pour ces crimes ? Si j’arrive à prier de nouveau, je prierai pour un peuple à venir, un peuple qui soit digne de l’alliance.
Jacob Rogozinski est professeur émérite à la faculté de philosophie de Strasbourg. Il est notamment l’auteur de « Moïse l’insurgé » (Ed. du Cerf, 2022) et « Inhospitalité » (Ed. du Cerf, 2024).