La fabrique des corps
Sihame Haddioui – mars 2025
Dans la photo de mon corps familial, j’ai les yeux de ma grand-mère, les migraines de ma mère et le dos voûté de mon père.
J’ai toujours eu des douleurs au corps. Les genoux, les chevilles, le dos. Je carbure aux antalgiques, c’est un bordel sans nom. Quand je dis à ma sœur que j’ai des varices aux mollets, elle me dit “ Oh ça. C’est un truc de famille. Demande à mon père ! ” Et mon père, au bout de la pièce, me confirme. De cet air où il croise les bras, regarde le sol, serre les lèvres et hoche de la tête. Tout désolé de cet héritage de corps tout pourri. Mes douleurs au corps, c’est un truc de famille. C’est fou, non ? Genre mes potes blancs héritent de sommes d’argent ou d’appartements, moi j’hérite des jambes lourdes et des bas de contention de ma grand-mère. Je me fais bien niquer.
Ce qui nous lie dans ma famille, ce sont nos corps. De mon grand-père, de mon père à ma mère. De mes sœurs à mes frères. Des tantes maternelles aux tantes paternelles. C’est le même merdier. Travail en 3×8, de nuit, coupé ou décalé dans l’industrie de la peinture, de la distribution de journaux, du bâtiment, du nettoyage, encore du bâtiment — beaucoup de bâtiment, et de l’industrie pharmaceutique. Une belle brochette de gens qui ont mal au corps, dans des secteurs qui ne connaissent pas la crise. Sur au moins trois générations, nous sommes les chevilles ouvrières endolories de l’Europe. (...)
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