Chronique « Les humeurs de Gee » intitulée « L’IA ne s’en ira pas »
Isabella Vanni : Nous allons commencer avec la chronique « Les humeurs de Gee ». Gee, auteur du blog-BD Grise Bouille vous expose son humeur du jour : des frasques des GAFAM aux modes numériques, en passant par les dernières lubies anti-Internet de notre classe politique, il partage ce qui l’énerve, l’interroge, le surprend ou l’enthousiasme, toujours avec humour. L’occasion peut-être, derrière les boutades, de faire un peu d’éducation populaire au numérique.
Le thème du jour : « L’IA ne s’en ira pas ».
Bonjour Gee, c’est à toi.
Gee : Salut Isa et salut à toi, public de Libre à vous !.
Je suis désolé, mais il faut qu’on en parle. Oui, il faut encore qu’on parle d’intelligence artificielle. J’aurais préféré un sujet plus léger et plus fun pour ma dernière chronique de la saison, mais qu’est-ce que tu veux, c’est quand même le sujet du moment. J’ai compté, c’est déjà ma quatrième chronique sur l’IA, la toute première datant de mars 2023, en pleine explosion de popularité de ChatGPT. Et je ne suis pas le seul à en parler régulièrement, sur cette radio comme ailleurs.
Quand un libriste, comme moi, parle d’IA, en général, il oscille entre trois axes :
1. C’est dangereux, c’est écocide, c’est caca, c’est pipi, c’est capitaliste. Ce qui est vrai. Donc là, tu boycottes le truc et tu appelles massivement au boycott.
2. C’est nul, regardez, ça ne marche pas bien, ChatGPT ne sait pas compter et il se plante sur des devinettes pour enfant, ce qui est vrai aussi. Là, tu es plus sur l’humour, tu rigoles en montrant que malgré les résultats, parfois impressionnants, ça fait quand même rapidement de la daube. Moi j’ai commencé plutôt sur ce mode, réécoutez ma première chronique sur le sujet pour vous e convaincre.
3. C’est une mode, une bulle, c’est comme le Métavers et les NFT, on en voit partout, c’est insupportable, mais ça va finir par passer, ce qui est partiellement vrai. Oui, c’est insupportable ! En revanche, plus le temps passe, plus ça me semble très optimiste de penser que l’IA va finir par simplement disparaître, parce qu’insoutenable, parce que tout cela.
Moi le premier, j’ai dit à plusieurs reprises que l’IA était une bulle, qu’elle allait finir par exploser et je le maintiens aujourd’hui. Je pense que l’IA est une bulle financière, mais il ne faudrait pas se méprendre sur ce que ça signifie : à la fin des années 90, il y avait un truc qu’on appelait la « bulle internet » et qui a éclaté au début des années 2000. Pourtant, au risque de te surprendre, Internet est toujours là. Pire, l’importance et le poids de l’Internet actuel feraient passer celui d’avant la bulle pour une charmante expérience sociologique. Ce n’est donc pas parce que la bulle financière de l’IA finira par éclater qu’il faut s’imaginer que l’IA disparaîtra dans la foulée sans laisser de traces. Lorsque la bulle éclatera, ça mettra, à n’en pas douter, un beau boxon économique et social – une reconfiguration du marché, comme on dit chez les conn… chez les néolibéraux – mais l’IA ne s’en ira pas. Il y a même un risque, comme avec Internet, qu’elle finisse par en ressortir plus forte que jamais.
Le fait qu’elle soit insoutenable écologiquement est hors de propos : le système capitaliste est intrinsèquement insoutenable écologiquement et ça ne l’a jamais empêché de diriger la marche du monde, à sa perte, sans doute, mais tu vois bien que ça ne suffit pas à l’arrêter.
Quant à un modèle économique viable, j’ai de moins en moins de mal à croire qu’OpenAI et compagnie le trouveront : nous sommes encore dans la phase « la première dose est gratuite », mais, ne nous y trompons pas, c’est une drogue redoutable dont des millions de gens deviennent déjà dépendants à vitesse grand V. Il ne faudrait pas que notre propre bulle – une bulle de filtre cette fois – nous fasse oublier que ChatGPT est devenu, en quelques mois, le logiciel avec le taux d’adoption le plus rapide de l’histoire de l’informatique, en gagnant plus de 100 millions d’utilisateurs et d’utilisatrices par mois. La pertinence des comparaisons avec le Métavers ou les NFT devrait s’arrêter là. Si ChatGPT cesse de fournir une version gratuite, je prends le pari que le taux d’adoption de la version payante sera lui aussi vertigineux. Et on verra fleurir des offres « forfait internet + abonnement ChatGPT », comme aujourd’hui Orange propose du « forfait internet + abonnement à Deezer ». Et ça marchera. Parce que l’IA générative est déjà devenue un besoin incontournable pour des millions de gens, à commencer par les plus jeunes. Une étude publiée jeudi dernier indique que 42 % des 18-25 ans déclarent utiliser l’IA tous les jours, 80 % l’utilisent au moins une fois par semaine. Un usage qui, à mon humble avis, va tout simplement tendre vers le taux d’usage des smartphones, avec ChatGPT qui deviendra une application aussi commune que WhatsApp ou YouTube, si ça n’est pas déjà le cas.
Dans l’IUT d’informatique où je donne quelques cours, la quasi-intégralité des élèves ont toujours une fenêtre ChatGPT dans le navigateur, c’est devenu un outil aussi courant qu’un navigateur. Tous les élèves n’en ont pas exactement le même usage, il y en a qui l’utilisent avec parcimonie, avec recul et puis d’autres qui copient-collent les énoncés, puis copient-collent les réponses sans rien comprendre à rien… mais qui s’en sortent quand même. Pas les mêmes profils, ces élèves d’ailleurs, mais je vais y revenir. En tout cas, j’ai dû mal à leur en vouloir : à leur place, du haut de mes 18 ans, j’aurais sans doute fait pareil.
N’empêche, la première fournée d’étudiants et d’étudiantes qui ont obtenu leur diplôme en déléguant l’intégralité de leurs études à une IA arrive déjà, et elle arrive vite, pas dans 5 ans, maintenant. Ce sont ces mêmes jeunes adultes pour qui la question de faire sans IA ne sera plus une option : s’il faut payer, ce sera fait.
On me rétorquera que je parle d’un IUT d’informatique, ce qui est encore une bulle un peu particulière, eh oui, évidemment. Mais on a peu ou prou les mêmes échos en fac de droit, de langue, d’économie et même de médecine, ce qui m’inquiète un peu sur les compétences de nos futurs médecins.
En plus, là je parle de jeunes adultes en train de faire leurs études, mais chez les 12-17 ans, on a 45 % des jeunes qui déclarent avoir déjà utilisé l’IA pour leur vie scolaire ou privée. Oui, parce qu’un cas d’usage apparemment très répandu, c’est l’IA comme confidente, à qui on raconte à sa vie, avec qui on dialogue comme avec un bon pote, mais en plus, un bon pote qui est toujours disponible, toujours poli, qui vous parle toujours avec bienveillance et patience.
Une grande part de la génération actuelle d’étudiants et d’étudiantes ne peut déjà plus imaginer sa vie professionnelle sans IA ; une grande part de la génération actuelle de lycéens et lycéennes ne pourra bientôt plus imaginer sa vie sans IA.
Donc, l’IA ne s’en ira pas.
À ce titre, les appels au boycott de l’IA me semblent, au mieux, anachroniques, je suis désolé, c’est trop tard pour le boycott !
Il n’est plus question d’empêcher l’avènement de l’IA, il est question de savoir comment on continue à lutter pour l’émancipation, pour la justice, pour l’écologie, pour l’égalité sociale, dans un monde où l’IA est omniprésente.
Mon camarade Pierre-Yves Gosset, de Framasoft, allait même jusqu’à dire, dans sa dernière conférence sur l’IA, que pouvoir boycotter l’IA était un truc de privilégié. Oui, pour toi et moi, boycotter l’IA c’est facile, on a grandi sans, on n’en a pas besoin. De la même manière, perso je suis pour un boycott de la voiture pour des raisons écologiques. Évidemment, c’est facile pour moi qui habite dans un coin bien desservi par les transports en commun, qui n’ai pas d’enfant et qui bosse de la maison.
Une grosse erreur que je vois souvent dans les milieux libristes consiste à voir l’IA comme un gadget de tech bro comme on dit, un joujou technologique pour jeune cadre riche, comme les lunettes connectées ou la blockchain. Et si l’IA est bien une idée de tech bro et de géant de la tech au départ, c’est à mon sens au contraire chez les classes populaires qu’elle a le plus d’impact.
Je reviens à mon IUT. Un IUT d’informatique, ce n’est pas exactement la même chose qu’une école d’ingénieurs informaticiens : on a un brassage social beaucoup plus important, des gamins, gamines qui viennent du lycée général, d’autres de lycées technologiques ou professionnels, des gosses de prolos mélangés à des gosses de petits fonctionnaires ou autres, avec des niveaux extrêmement hétérogènes et tout le défi, pour les profs, est d’arriver à faire que les plus faibles ne soient pas largués par les plus à l’aise.
Eh bien, ça va peut-être te surprendre, mais ce sont plutôt les gosses qui ont le plus de difficultés, souvent issus de milieux pauvres, qui usent et abusent de l’IA. Les élèves qui viennent de milieux plus favorisés sont, en général, les plus critiques de cette technologie. Dans un cours sur Android, on a récemment découvert avec mes élèves qu’Android Studio, le logiciel de développement, ajoutait à ses messages d’erreur ask Gemini », « demande à Gemini », l’IA de Google. Eh bien mon élève Thomas, issu de lycée général, jean, t-shirt, 16 de moyenne, a réagi par un « pff, c’est n’importe quoi ! ». Il a quand même essayé par principe, mais il a vite vu que Gemini racontait des salades, et, en lisant le message d’erreur, il a rapidement compris et il a corrigé par lui-même.
Plus tard, pendant l’examen où tous les documents étaient autorisés – on ne voit pas l’intérêt de faire retenir du par cœur pour de la programmation –, Brandon, lycée technologique, survêt et baskets, 8 de moyenne, répondait aux questions de la manière suivante : il avait préparé un petit document où il avait fait bouffer l’intégralité du cours à ChatGPT, puis lui avait demandé de lui générer des dizaines et des dizaines de questions possibles. Et, pendant l’examen, il recherchait les termes des questions dans son petit document, il trouvait une question suffisamment proche et il copiait-collait la réponse. Vu la vitesse à laquelle il le faisait, je ne pense pas qu’il ait vraiment lu la moindre de mes questions. Je ne suis même pas certain qu’il ait compris de quoi le cours parlait, mais il a eu 11 à son examen. J’avais interdit Internet mais autorisé tous les documents, il a suivi les consignes, je ne vois pas bien pourquoi je l’aurais pénalisé. Thomas, qui a eu 17 en utilisant juste ses connaissances, aura, lui aussi, le même diplôme. Je précise au passage que j’ai changé les prénoms pour ne pas balancer mes élèves en direct.
Maintenant, c’est sur le marché du travail que Thomas et Brandon se distingueront et, spoiler, c’est encore Brandon qui morflera.
Parce qu’un informaticien ou une informaticienne qui sait juste taper des prompts, on peut en trouver qui n’ont pas des prétentions salariales de bac+3.
Parce que l’IA sera, à la fin, malgré les illusions, un aggravateur d’inégalités sociales, un accélérateur de paupérisation des classes populaires.
En même temps, qu’ai-je de mieux à proposer à Brandon ? Quelles sont mes chances d’arriver à lui faire « boycotter » l’IA qui lui a permis de décrocher un diplôme qu’il n’aurait sans doute pas eu sans, quand l’intégralité de ses camarades font de même ?
ChatGPT a permis à une foule de personnes nulles en expression, en orthographe et en grammaire de pondre des lettres de motivation parfaites et d’arrêter de se faire recaler avant même l’entretien d’embauche !
Qui suis-je, moi, du haut de mon doctorat et de mon capital culturel de fils de prof, pour leur dire de boycotter ?
Oui, je sais, le monde sera meilleur quand on aura arrêté de considérer que les non diplômé⋅es méritent d’être pauvres, ou même quand on aura supprimé ces conneries de lettres de motivation, mais ça c’est comme abattre le capitalisme : je sais bien qu’on va y arriver la semaine prochaine, c’est une question de jours, mais, en attendant, on fait quoi ? On fait quoi pour les aliéné⋅es en attendant d’avoir aboli l’aliénation ? On fait quoi pour cette génération qui a intégré l’IA comme nous-mêmes avions intégré Internet, comme d’anciennes générations avaient intégré l’électricité ou l’eau courante ? On fait quoi pour tous ces gens qui utilisent l’IA pour aller mieux, pour améliorer leur vie, pour s’extraire de leurs conditions sociales ?
Ah ça fait chier, comme question ? Moi aussi j’aurais préféré ne pas avoir à me la poser. Moi aussi j’aurais préféré qu’on empêche OpenAI et compagnie de développer leurs saletés. Moi aussi j’aurais préféré que cet ouragan n’arrive pas, mais c’est là, c’est partout, et ça ne s’en ira pas de si tôt.
Boycotter, c’est-à-dire ne rien faire, c’est une bonne réponse à titre individuel, mais c’est comme aller bosser en vélo pour l’écologie. Déjà, il faut avoir la possibilité le faire, et surtout, ça ne suffira pas à l’échelle collective !
Pour agir contre l’hégémonie de l’IA, il faut donc arrêter le déni, regarder cette réalité difficile en face, mais sans tomber pour autant dans la résignation ou l’aquoibonisme, bref, garder l’espoir que nous avons quand même le pouvoir d’améliorer notre monde. Et pour cela, j’aime bien citer ce dialogue du Seigneur des Anneaux. C’est Frodon qui se lamente de la guerre dans laquelle il est entraîné et dit : « J’aurais voulu que cela n’ait pas à arriver de mon temps. » Ce à quoi Gandalf, le magicien, lui répond : « Moi aussi, et il en va de même pour tous ceux qui vivent en de pareils temps, mais il ne leur appartient pas de décider. Tout ce qu’il nous appartient de décider, c’est ce que nous comptons faire du temps qui nous est imparti. »
Alors, ami⋅e libriste, face à l’IA comme au reste, je te laisse pour l’été avec cette question : « Qu’allons-nous faire du temps qui nous est imparti ? »
Isabella Vanni : Voilà ! Merci, Gee, pour cette chronique, nous avons donc tout l’été pour penser à une réponse.
Gee : J’espère que vous aurez la réponse, parce que moi je ne l’ai pas tout de suite.