a un roman posé sur les genoux mais en vérité elle ne le lit pas beaucoup, elle en veut pour preuve que cela fait bien dix minutes que son doigt n’en a pas tourné une seule page. « Ce bouquin me sert de couverture », serait-elle tentée de dire si elle n’avait peur de s’autosuspecter de quelque vilain jeu de mots : en réalité, depuis le fabuleux poste de guet que lui fournit son banc public préféré elle observe en coin et à quelques dizaines de mètres un couple de jeunes Sapiens Sapiens en pleine parade nuptiale ; seize ou dix-sept ans, visiblement hétéro·te·s et possiblement cisgenres, bref, le comble de l’exotisme normatif, si toutefois cette expression signifie quelque chose.
Impossible de ne pas penser à Brassens et à ses « amoureux qui se bécotent sur les bancs publics », sauf que là les mômes sont assis·es dans l’herbe et ne se lèchent pas encore la glotte, iels n’en sont pas là, peut-être d’ailleurs n’en seront-iels jamais là. Cependant même à distance leur tension reste palpable : iels n’osent pas s’effleurer, se regardent avec des yeux de merlans frits, ne savent pas quoi se dire et rient trop fort dès qu’un papillon s’approche. Comme dans la chanson la Garreau aimerait leur trouver « des p’tites gueules bien sympathiques » mais ce n’est pas le cas : iels ont surtout des airs particulièrement stupides — Sapiens Sapiens n’est pas un animal futé, Sapiens Sapiens jeune encore moins, alors autant vous dire tout de suite que Sapiens Sapiens jeune et énamouré·e c’est le grand marasme intellectuel.
Comment était-elle à leur âge ? Ha ha, elle n’a JAMAIS eu leur âge, elle elle est née vieille et aigrie, néanmoins elle ne voudrait revivre cette période pour rien au monde. Elle était amoureuse, certes, elle était amoureuse à en crever, mais elle savait encore moins qu’elleux comment s’y prendre — et puis très vite et peut-être par voie de conséquence elle avait complètement dissocié sexe et sentiments : il y avait les personnes qu’elle aimait, les personnes avec qui elle faisait ou tentait de faire des cochoncetés, et c’étaient rarement les mêmes. D’ailleurs la plupart du temps elle était « le plus mauvais coup » de tout l’Ouest du continent. Trop mal dans sa peau. Trop cérébrale. Trop ambiguë.
Pauvres gosses. S’iels savaient toutes les désillusions qui les attendent, elleux aussi prieraient pour que la fin du monde advienne d’ici quelques minutes.
Bon, où en était-elle, déjà, de son bouquin ? Zyva, ça fait au moins vingt fois qu’elle relit le même paragraphe — quand ça ne veut pas ça ne veut pas.
Elle va plutôt commencer à rédiger un dazibao dans sa tête, tiens, comme ça elle n’aura plus qu’à l’écrire pour de bon quand elle rentrera.