• Du néo-racisme

    « L’idée d’un « racisme sans race » n’est pas aussi révolutionnaire qu’on pourrait l’imaginer. Sans entrer dans l’examen des fluctuations de sens du mot race, dont l’usage historiosophique préexiste en fait à toute réinscription de la « généalogie » dans la « génétique », il faut marquer quelques grands faits historiques, aussi dérangeants soient-ils (pour une certaine vulgate antiraciste, mais aussi pour les retournements que lui fait subir le néo-racisme).

    Il a toujours existé un racisme dont le concept pseudo-biologique de race n’est pas le ressort essentiel, au niveau même des élaborations théoriques secondaires, et dont le prototype est l’antisémitisme : L’antisémitisme moderne celui qui commence à se cristalliser dans l’Europe des Lumières, voire dès l’inflexion étatique et nationaliste conférée à I’anti-judaisme théologique par l’Espagne de la Reconquista et de l’Inquisition - est déjà un racisme « culturaliste ». Les stigmates corporels y tiennent certes une grande place fantasmatique, mais plutôt en tant que signes d’une psychologie profonde, d’un héritage spirituel que d’une hérédité biologique. Ces signes sont, si l’on peut dire, d’autant plus révélateurs qu’ils sont moins visibles, et le Juif est d’autant plus « vrai » qu’il est plus indiscernable. Son essence est celle d’une tradition culturelle, d’un ferment de désagrégation morale.
    L’antisémitisme est par excellence « différentialiste », et à bien des égards tout le racisme différentialiste actuel peut être considéré, du point de vue de la forme, comme un antisémitisme généralisé. Cette considération est particulièrement importante pour interpréter l’arabophobie contemporaine, spécialement en France, puisqu’elle emporte avec elle une image de l’islam en tant que « conception du monde » incompatible avec I’européité et entreprise de domination idéologique universelle, donc une confusion systématique de l’« arabité » et de l’« islamisme ».

    Ce qui dirige notre attention vers un fait historique plus difficile encore à admettre et cependant crucial, à propos de la forme nationale française des traditions racistes. Sans doute il existe une lignée spécifiquement française des doctrines de I’aryanité, de l’anthropométrie et du génétisme biologique, mais la véritable « idéologie française » n’est pas là : elle est dans l’idée d’une mission universelle d’éducation du genre humain par la culture du « pays des droits de l’homme », à laquelle correspond la pratique de l’assimilation des populations dominées, et par conséquent la nécessité de différencier et de hiérarchiser les individus ou les groupes en fonction de leur plus ou moins d’aptitude ou de résistance à l’assimilation, C’est cette forme à la fois subtile et écrasante d’exclusion/inclusion qui s’est déployée dans la colonisation et dans la variante proprement française (ou « démocratique ») du « fardeau de l’homme blanc »…. »

    [Etienne #Balibar]

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