Articles repérés par Hervé Le Crosnier

Je prend ici des notes sur mes lectures. Les citations proviennent des articles cités.

  • Petite Poucette : la douteuse fable de Michel Serres | Revue Skhole.fr
    http://skhole.fr/petite-poucette-la-douteuse-fable-de-michel-serres

    C’est bien une sorte de conte, une histoire fabuleuse, comme le suggère le titre du livre, que Michel Serres nous propose, et c’est ce qui rend tout d’abord ce petit livre sympathique et enthousiasmant, et explique sans doute son succès : on aimerait y croire, alors que tant d’autres essais et débats ne cessent de nous annoncer au contraire le déclin, la catastrophe, la crise, etc. Mais cet ouvrage relève aussi, nous semble-t-il, d’un dangereux fantasme, dangereux en ce qu’il fait systématiquement l’impasse sur tous les aspects négatifs ou ambivalents des évolutions en question, produisant ainsi une sorte d’illusion idéologique conduisant à justifier l’état des choses en toute bonne conscience.

    Mais d’autre part, les enjeux de l’éducation et de l’apprentissage, en particulier scolaires, ne peuvent être résumés à la seule « transmission du savoir », même bien comprise. « Apprendre », pour un enfant, ce n’est pas seulement acquérir des connaissances - apprendre que – mais aussi, indissociablement et souvent d’abord, développer des capacités et des savoirs-faire déterminés – apprendre à – et même adopter des lignes de conduites, acquérir certaines dispositions générales, intellectuelles et pratiques, changer de perspective, bref grandir en s’éduquant.

    Et c’est pourquoi la perspective « illitchienne » de M. Serres d’une société où règneraient les processus d’« auto-éducation » et d’ « inter-éducation » entre pairs, et où auraient disparu maîtres, disciplines et écoles - voire éducateurs et parents[29] - ne saurait être autre chose qu’une abstraite utopie. Car s’il y a des maîtres - ainsi que des parents - ce n’est pas parce que ceux-ci seraient essentiellement des autorités cherchant à maintenir leur pouvoir sur les jeunes générations, à perpétuer un monde ancien (le leur) en empêchant que la nouveauté advienne[30], et dont on pourrait désormais faire l’économie en s’en libérant enfin : c’est parce que dans toute société humaine, il y a des générations d’âge différents qui cohabitent, entre lesquelles il est nécessaire et utile d’assurer des passages, une continuité dynamique qui n’est pas obstacle mais condition du développement à venir.

    Mais tout occupé à célébrer ainsi l’agonie des sociétés disciplinaires, Serres feint d’ignorer ce qui se dessine pour leur succéder, et que Gilles Deleuze ou Antonio Negri ont pourtant commencé à penser, dès les années 90, sous le nom de « sociétés de contrôle » : un nouveau régime de domination ayant substitué à la logique visible et centralisée de l’enfermement disciplinaire, celle du contrôle instantané et continu, disséminé et réticulaire, d’une multitude d’individus atomisés, tel qu’il est rendu possible et particulièrement efficient par le développement de l’informatique en réseau dans toutes les sphères de l’existence

    • Je vais vous étonner mais je suis assez d’accord avec la critique de Julien Gautier... et avec le bouquin de Serres. Pour moi, Gautier, qui prétend démolir l’opuscule de Serres, le complète utilement. Le livre de Serres est court, très court. On ne peut pas exiger de son auteur qu’il couvre tous les cas et toutes les nuances. Aujourd’hui, dans la sphère médiatique (les autorités, ceux que Serres appelle les semi-conducteurs car leur discours ne va que dans un seul sens, celui du danger de l’Internet, de l’informatique, des nouvelles technologies, qu’il faudrait absolument civiliser). Il est donc tout à fait justifié de frapper fort en sens inverse, comme le fait Serres. Son livre est un manifeste. Reproche t-on à Marx que son Manifeste du Parti Communiste était tellement court et virant souvent au schématique et au caricatural ? Le but d’un manifeste est de réveiller. Serres proclame que les technologies de l’information et de la communication ne sont pas forcément négatives et que les inquiétudes des semi-conducteurs sont avant tout dues à leurs peurs d’être dépossédés de leur pouvoir (un aspect très concret des « conditions concrètes dominantes dans lesquelles se développent aujourd’hui les technologies numériques » dont Gautier oublie complètement de parler).

      Alors, bien sûr, c’est plus compliqué que cela, Serres est trop unilatéral, etc. C’est pour cela que j’apprécie qu’on complète et nuance sa pensée. Mais Serres a raison sur le point principal : les vieilles institutions craquent de partout et nous avons une occasion de les changer.

      Enfin, sur l’éducation, Gautier est aussi caricatural que Serres. Serres laisse en effet entendre que l’éducation peut se faire juste en laissant Petite Poucette et sa tablette devant le Web. Mais Gautier, en critiquant cette vision, défend une vision tout aussi unilatérale (et franchement corporatiste), un monde merveilleux où tous les enseignants seraient parfaits, passionnants et auraient tous à cœur le progrès de leurs élèves, vers l’état de bon citoyen heureux. Que l’école puisse servir à l’endoctrinement, à l’abrutissement, à l’apprentissage de la haine (l’école de Jules Ferry tournée vers la ligne bleue des Vosges) est complètement oublié.

      (J’ajoute que, si l’article de Gautier est bien écrit et argumenté, la grande majorité des commentaires sont ahurissants de nullité, tendance « vieux con », à faire passer Finkielkraut pour un fana d’Internet et Topaze pour un pédagogue. Involontairement, ces commentaires participent bien à la démonstration de Serres comme quoi les semi-conducteurs ont peur de la remise en cause de leur position.)