• De l’ordinaire au bizarre. Le fantastique dans le romantisme noir - raison-publique.fr
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    La nouvelle méconnue de Poe « L’Ange du bizarre » peut être interprétée comme une véritable théorie du fantastique. Son titre est également celui d’une récente exposition au musée d’Orsay (du 5 mars au 23 juin 2013) [1] qui mit brillamment en images les différents aspects du registre.

    Le fantastique, contrairement au merveilleux [2], joue sur la difficile distinction entre réel et irréel. Au lieu d’une discontinuité franche entre l’ordinaire et l’extraordinaire, il élabore un fondu, un flou des frontières qui inscrit tout événement étrange dans le banal. A aucun moment il n’est possible d’identifier le surnaturel et de le circonscrire hors du naturel. Pas de saut dans la nature donc, pour introduire le fantastique. C’est la raison pour laquelle l’étrange n’est pas le magique ou le fabuleux ; il n’existe pas sans une croyance maintenue dans le régulier. Qualifier un fait d’étrange n’est précisément pas le considérer comme inexplicable ou surnaturel : cela implique qu’on continue à croire en la régularité malgré l’irruption apparente de l’extra-ordinaire. Il ne s’agit donc pas de quitter le terrain de la rationalité. Est seulement constaté un fait dont on considère qu’il n’est pas immédiatement laminé par elle dans le banal cours des choses. La raison touche ici une limite sans réellement y croire : le retour du régulier et du régulé n’est qu’une question de temps, et l’exception apparente n’est due qu’à notre ignorance (provisoire). Comment, alors, percevoir l’étrange ? Croire au bizarre en tant que tel, et non comme un simple résidu, territoire non encore conquis de l’ordinaire ?

    C’est justement l’expérience que devra faire le narrateur de la nouvelle de Poe. On le trouve dans les premières lignes du texte plongé dans une torpeur causée par une indigestion alimentaire et intellectuelle. Il découvre alors un article relatant la mort d’un homme, mort dont les circonstances sont particulièrement cocasses. Cette lecture provoque une grande colère en lui ; à partir de maintenant, il refusera les « accidents bizarres » et niera le « singulier ». C’est précisément à ce moment-là qu’apparaît l’ange du bizarre, dont le rôle dans la nouvelle sera de harceler le narrateur jusqu’à ce qu’il admette l’existence de l’étrange. On découvre alors que comprendre le bizarre n’est rien d’autre qu’assembler autrement les éléments du réel ; la perception même de l’ange en atteste, tant pour le narrateur que pour le lecteur. En effet, le narrateur ne peut voir l’ange que s’il découpe le réel autrement ; celui-ci est comme une figure d’Arcimboldo, composé par ce qui est d’ordinaire séparé : son corps est une pipe à vin, ses bras sont des bouteilles... Il ne se détache de l’environnement que si sont rassemblés des éléments que l’on considère en général isolément.

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