• Avec de tels amis…... #PRISM
    http://abonnes.lemonde.fr/economie/article/2013/11/04/avec-de-tels-amis_3507458_3234.html
    L’indignomètre des opinions européennes doit être bien détraqué pour que les nouvelles accablantes sur les écoutes généralisées menées par les services secrets américains ne déclenchent guère plus qu’un haussement d’épaules collectif.

    Le cynisme des gros malins que rien ne surprend jamais (« tout le monde le fait ! ») est pourtant à côté de la plaque. Avec la confirmation quasi officielle par Washington que les conversations d’Angela Merkel ont bien fait l’objet, depuis plus de dix ans, d’un espionnage systématique, on est entré dans l’ère du soupçon généralisé.

    On en décèle déjà les conséquences économiques et financières, durables. Mutatis mutandis, les grandes oreilles de la NSA jouent dans l’ordre politique le rôle de la longue crise financière dans l’ordre économique : elles introduisent un vecteur de doute sur la validité du système, qui taraude la confiance sans laquelle ni la démocratie représentative ni le capitalisme de marché ne peuvent fonctionner.

    Une chose est en effet de savoir – ou de croire – que le système s’accommode à la marge de comportements aux lisières de la légalité ou franchement crapuleux – recherche de renseignements, espionnage de personnalités étrangères, pots-de-vin, paradis fiscaux, truquages d’instruments financiers, pour ne prendre que quelques exemples.

    LA RÈGLE ET NON PAS L’EXCEPTION

    Une autre est de découvrir un jour, au hasard d’un article de journal, que la truanderie constituait la règle et non pas l’exception. Pire encore, que ces exactions furent commises au nom des grands principes : croissance et prospérité pour tous dans un cas, lutte contre le terrorisme dans l’autre.

    Comment éviter que les citoyens, éternelles victimes de dernier ressort, à qui l’on a, pendant des années, servi cet aimable baratin, ne se réfugient dans le cynisme du désespoir ? Surtout quand personne ne prend la peine de s’excuser.

    On attend encore la contrition des petits génies de la finance, qui ont ruiné l’économie mondiale tout en s’enrichissant et envoyé au chômage quelques millions de leurs concitoyens. Et, à Washington, le seul regret exprimé à ce jour est qu’Edward Snowden est encore libre. On peut faire confiance aux uns et aux autres : ils continueront, ou recommenceront, si personne ne cherche à les en empêcher.

    Les espions d’Amérique ou d’ailleurs et les banquiers félons ont un point en commun : les évolutions technologiques ou financières les ont mis un jour en possession d’une capacité sans pareille d’atteindre leurs objectifs dans l’espérance raisonnable d’une impunité en béton armé.

    Les uns peuvent enregistrer en bloc des millions de conversations ou de courriels et les conserver pour tri et consommation futurs. L’inventivité financière des autres, pour mettre au point les instruments financiers les plus exotiques afin de s’endetter et de spéculer, s’est engouffrée dans le vide laissé par des régulateurs et gouvernements insouciants, incompétents ou complices.

    UN MONDE PLUS FRILEUX

    C’était possible, donc ils l’ont fait : pourquoi résister à la tentation ? Que pèse, face à ce syndrome du magot irrésistible, le rappel à la retenue que le bon peuple pense encore pouvoir exiger de ses élites, pour le prix de son soutien au système ?

    Au moins les banquiers se sont-ils pris les pieds dans leur propre tapis, alors qu’il a fallu un Snowden pour que les citoyens commencent à se faire une idée de la tambouille qu’on concocte en leur nom sous couvert d’antiterrorisme.

    La crise financière a produit un monde plus frileux, cauteleux, fragmenté par les tentatives, un peu pathétiques, de repli sur des protections illusoires. Les Etats-Unis ne font même plus semblant de se soucier de leurs responsabilités mondiales et de l’impact de leurs décisions.

    Le Royaume-Uni s’enferme dans une crispation paranoïaque sur l’Europe et recommence à vénérer la City qui l’a poussé au bord de la ruine. La zone euro, tant bien que mal, reste le seul espace qui tente de sortir de sa crise par une volonté, d’ailleurs fragile, de réforme.

    CHASSÉ DE LA MAISON BLANCHE

    L’obsession américaine pour l’espionnage électronique aura, elle aussi, un coût. Pour commencer, un sérieux coup de frein aux relations commerciales transatlantiques dans les domaines de l’Internet et des télécommunications serait légitime. Plus généralement, la méfiance, désormais, devra être la règle, la confiance l’exception.

    L’expression même de « sécurité des données » ne pourra plus être prononcée que dans un immense éclat de rire. A terme, le vide totalitaire de l’écoute permanente et universelle finira par créer ses univers parallèles. On retrouvera de la sécurité, à la marge du système et facturée au prix fort. Mais qui a dit que les libertés publiques étaient faites pour les masses ?

    Il y a près de quarante ans, un président américain était chassé de la Maison Blanche pour avoir couvert un fric-frac de quelques Pieds Nickelés partis installer deux ou trois micros au quartier général de ses adversaires politiques.

    Aujourd’hui, un président américain se fait presque une fierté d’avoir couvert l’écoute généralisée des citoyens de son pays, et, au passage, de quelques autres, du Brésil à l’Allemagne. Au même moment, les architectes de la plus grande débâcle économique et financière que le monde a connue depuis le milieu du XXe siècle demandent qu’on passe l’éponge et qu’on les laisse à nouveau jouer et financer en paix. Rien appris, rien oublié. Avec de tels amis, le capitalisme et la démocratie n’ont pas besoin d’ennemis.

    Pierre Briançon (éditeur Europe de Reuters Breakingviews)