"Dés l’origine, la logique française des races opère toujours par annexion de l’Autre racial et son ravalement dans le triple filet de l’exotisme, de la frivolité et du divertissement. Ainsi, le Noir que l’on admet de voir doit toujours faire, au préalable, l’objet de déguisement soit par le costume, soit par la couleur ou par les décors. Jusqu’à une époque relativement récente, il fallait, dans la peinture ou dans le théâtre par exemple, toujours l’affubler d’un costume oriental, de turbans et plumages, de culottes bouffantes ou de petits habits verts. Paradoxalement, pour qu’il émerge dans l’ordre du visible, sa figure ne doit surtout pas évoquer la violence fondatrice qui, l’ayant au préalable destitué de son humanité pure et simple, le reconstitue précisément en tant que « Noir ».
Qu’à tous les autres toujours l’on préfère les petites négresses au teint d’ébène, les négrillons et jeunes pages moricauds jouant les compagnons des dames qui les prennent pour des perruches, bichons, et autres levrettes, les nègres rigolards, insouciants et bons danseurs, les bons nègres et leurs bons maîtres, affranchis mais reconnaissants et fidèles, dont le rôle est de faire valoir la magnanimité du Blanc - tout cela ne date pas d’aujourd’hui. L’habitus, progressivement, s’est sédimenté. Dès le XIXe siècle, ce sont de tels nègres que l’on tolère à la cour, dans les salons, dans la peinture, au théâtre. Comme l’indique Sylvie Chalaye, « ils égayent les assemblées mondaines, apportent une touche d’exotisme et de couleur au cœur des fêtes galantes, comme le montrent les peintres de l’époque : Hogarth, Raynolds, Watteau, Lancret, Pater, Fragonard, Carmontelle ». Dans une large mesure, le racisme à la française a donc été volontiers un racisme insouciant, libertin et frivole. Historiquement, il a toujours été profondément associé à une société elle-même insouciante, voire délurée, qui n’a jamais voulu ouvrir les yeux sur « l’horrible fumier qui se cache sous les dorures et la pourpre. » [...]
Dans l’imaginaire exotique de la France, c’est sans doute le personnage de Joséphine Baker qui cimente, dans la culture populaire, cette forme de racisme désinvolte, insouciant et libertin. Le récit suivant de deux scènes que la troupe de Baker donne lors d’une à Paris dans les années 1920 résume bien cette modalité : « On ne comprend pas leur langue, on ne cherche pas à relier le fil des scènes, mais c’est toutes nos lectures qui défilent devant notre imagination ravie : romans d’aventures, chromos entrevus ou d’énormes paquebots engloutissant des grappes de Nègres chargés de riches ballots, une sirène miaulant dans un port inconnu encombré de sacs et d’hommes de couleur, des histoires de missionnaires et de voyageurs, Stanley, les frères Tharaud, Batouala, les danses sacrées, le Soudan, des demi-nudités illustrées de la farce d’un gibus, des paysages de plantations, toute la mélancolie des chansons de nourrices créoles, toute l’âme nègre avec ses convulsions animales, ses joies enfantines, la tristesse d’un passé de servitude, nous avons eu tout cela en entendant cette chanteuse à la voix de forêt vierge »..."
[ Achille #Mbembe , Critique de la Raison nègre]