• Des intellectuels

    "La politique est partout. On ne peut lui échapper en se réfugiant dans le royaume de l’art pour l’art et de la pensée pure, pas plus d’ailleurs que dans celui de l’objectivité désintéressée ou de la théorie transcendantale. Les intellectuels sont de leur temps, dans le troupeau des hommes menés par la politique de représentation de masse qu’incarne l’industrie de l’information ou des médias ; ils ne peuvent lui résister qu’en contestant les images, les comptes rendus officiels ainsi que les justifications émanant du pouvoir et mises en circulation par des médias de plus en plus puissants – et pas seulement par des médias, mais par des courants entiers de pensée qui entretiennent et maintiennent le consensus sur l’actualité au sein d’une perspective acceptable. L’intellectuel doit, pour y parvenir, fournir ce que Wright Mills appelle des « démasquages » ou encore des versions de rechange, à travers lesquelles il s’efforcera, au mieux de ses capacités, de dire la vérité. (...) L’intellectuel, au sens où je l’entends, n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais quelqu’un qui engage et qui risque tout son être sur la base d’un sens constamment critique, quelqu’un qui refuse quel qu’en soit le prix les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels. Non pas seulement qui, passivement, les refuse, mais qui, activement, s’engage à le dire en public. (...) Le choix majeur auquel l’intellectuel est confronté est le suivant : soit s’allier à la stabilité des vainqueurs et des dominateurs, soit – et c’est le chemin le plus difficile – considérer cette stabilité comme alarmante, une situation qui menace les faibles et les perdants de totale extinction, et prendre en compte l’expérience de leur subordination ainsi que le souvenir des voix et personnes oubliées."

    [Edward Saïd , Des intellectuels et du pouvoir]

    #Edward_Said
    #intellectuels