Entretien avec Marcel Gauchet - Le Rideau
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Vous ne pensez pas que posséder les informations que Google possède représente un contrôle ?
Non. Ils ne savent pas quoi en faire. Tout ce qu’ils savent c’est que tel chinois a acheté une brouette il y a 18 ans et qu’on peut donc lui proposer une brouette de façon infaillible et que le marchand de brouettes va donc leur payer une commission…Si c’est ça le contrôle sur ma vie, ça ne me dérange pas. On prend des informations. Mais le seul problème quand on prend des informations c’est : « Qu’est-ce qu’on en fait ? ». Je serai très curieux, je paierai très cher pour voir un exemplaire d’une note d’information de la NSA qui arrive sur le bureau d’Obama tous les matins, la synthèse des informations de la veille qu’ils ont recueillies avec leurs innombrables outils…Peut-être Obama savait-il vingt-quatre heures avant les français que François Hollande avait une maîtresse, parce qu’ils avaient capté sur son portable un message du type « Julie, j’arrive ». Voilà une information absolument fondamentale qui change l’intelligence du monde et donne à Obama un avantage stratégique ! Dans une démarche publicitaire, on établit des profils consommateurs comme on fait des profils de criminels, c’est exactement la même méthode. Et alors ?
Les consommateurs ne sont-ils pas en prison, comme ces criminels ?
Ils le sont. Mais d’eux-mêmes. De leur bêtise plus que de Google. C’est la condition humaine…Ayons tous beaucoup plus peur de nous-mêmes que de touts le reste, je pense que c’est le commencement de la sagesse. Mais le problème béant qui est posé est celui de l’exploitation de ces informations. Autour de moi, dans le monde universitaire, Je n’entends causer autour de moi que du délire sur le Big Data. Il ne fait peur qu’aux gens qui en parlent. C’est ce qu’on appelle chez les enfants, depuis fort longtemps, le croquemitaine. À mes yeux, personne n’a la capacité au jour d’aujourd’hui – et ce n’est pas un problème d’algorithme, mais d’intelligence – d’exploiter de façon très significative cette information en dehors d’applications très ponctuelles dont le marketing est la seule valable. Peut-être qu’un jour on arrivera à tirer de ce Big Data réuni mondialement l’idée géniale que les bretelles de soutiens-gorge gagneraient à être élargies d’un demi-centimètre pour faire plaisir aux consommatrices. Voilà l’un des seuls aboutissements auquel on pourrait arriver après avoir investi quelques centaines de millions de dollars. Et pour le reste, ce n’est rien du tout, c’est totalement absurde. L’ennemi, c’est nous-mêmes. Observez autour de vous, au jour le jour, et vous verrez que c’est là que ça se passe. Notre société ne se regarde pas et on n’est donc pas foutus de repérer le problème en nous-mêmes.
(…)
Voyez-vous l’avenir comme un combat entre intelligence collective et intelligence artificielle ?
Je n’y crois pas trop. Mais je reconnais que la question est ouverte. J’ai un motif à ne pas y croire : le fait que nous sommes dans un monde d’individus très conscients de leur singularité. Et très conscients de la singularité des autres. Regardez le débat sur le tirage au sort en politique. C’est une technique qui a des vertus : plutôt que de voir s’affronter Copé et Fillon, on aurait mieux fait de tirer à la courte paille. Mais on voit bien qu’il y a quelque chose d’enraciné dans le vote personnel : on considère l’individu comme individu. On est pour Hollande ou pour Sarkozy. Ce n’est pas pareil. Les gens les voient comme totalement différents, même s’ils ont tort du point de vue des résultats ultimes. Mais on ne leur enlèvera pas cela. Dans le sens de notre propre individualité, nous avons besoin de référents eux-mêmes individualisés. Prenons l’exemple de Wikipédia qui possède une dimension fonctionnelle très opératoire. Les sciences sont, je crois, couvertes de manière tout à fait honorable, mais quand vous prenez tout ce qui regarde les disciplines humanistes, on voit l’extraordinaire difficulté qu’il y a à bien présenter un personnage, une œuvre, un livre. Bien analyser un livre, c’est un travail très particulier et très individuel. Une œuvre mathématique est collective, et même s’il y a de grands mathématiciens, ils sont très solidaires. Je crois qu’au contraire, l’anonymat scientifique, technocratique d’une certaine manière, qui est une des tendances de notre monde, valorise par contrecoup un certain type d’opérations, intellectuelles, artistiques, qui sont éminemment individuelles. On assiste aussi à une singularisation. Ce qui ne veut pas dire que cette singularisation doit s’exprimer nécessairement sur le modèle « culte de la personnalité », « vedettariat », « show-biz », « mastuvisme généralisé ». Je pense qu’il y a une plus grande attention apportée au contexte, au terreau dans lequel s’enracinent toutes ces démarches.
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