• Super article sur #Magnus_Carlsen

    http://abonnes.lemonde.fr/sport/article/2014/04/05/magnus-carlsen-terreur-et-legende-des-echecs_4395332_3242.html

    Il pleut sur Oslo ce jour-là et, dans les luxueux locaux de la banque d’investissement Arctic Securities, un feu agréable brûle. A côté du foyer, un échiquier rappelle que l’établissement s’enorgueillit d’être un des sponsors du nouveau champion du monde d’échecs, Magnus Carlsen, 23 ans. Ce dernier, affalé sur un canapé, un pan de la chemise sorti du pantalon, picore des cacahuètes. Avec son éternelle moue renfrognée, effet d’un important prognathisme, il attend la première question du journaliste.

    On l’avait laissé en 2008 adolescent et grand espoir du jeu, « Mozart des échecs » selon la formule du Washington Post. Ecrire son portrait, à l’époque, c’était retracer la trajectoire classique d’un enfant prodige doté d’une mémoire phénoménale. Il venait de gagner un des plus forts tournois de la planète, à Wijk-aan-Zee (Pays-Bas), un exploit que personne n’avait jamais réalisé à 17 ans. L’ancien champion du monde russe Vladimir Kramnik osait une prédiction : « A mon avis, la question n’est pas de savoir si Carlsen sera champion du monde, mais juste de savoir quand il le deviendra. »

    On retrouve en 2014 un Magnus Carlsen adulte qui, en battant l’Indien Viswanathan Anand, le 22 novembre 2013, a accompli la prophétie de Kramnik. Comme si les choses écrites devaient toujours se produire. Pourtant, devenir numéro un mondial n’a pas été si simple. Dans la deuxième moitié de 2008, les résultats de Mozart ne sont plus aussi prodigieux. Et un an plus tard, curieusement, tout repart.

    UNE COLLABORATION AVEC GARRY KASPAROV

    Dans l’intervalle, le Norvégien a utilisé son joker. Un certain Garry Kasparov. Le contact avec le meilleur joueur d’échecs du XXe siècle, champion du monde entre 1985 et 2000, est noué fin 2008 par l’intermédiaire de Frederic Friedel, patron de ChessBase, société allemande spécialisée dans les logiciels d’échecs. « Cela faisait longtemps qu’il incitait Garry à m’entraîner mais celui-ci n’était pas convaincu par cette idée », explique Magnus Carlsen. L’ancien champion russe et son ego surdimensionné ont toujours eu du mal à se dire que leur temps était passé. D’un autre côté, accepter l’offre, c’était, pour Garry Kasparov, montrer au petit monde des 64 cases quel joueur était vraiment digne de lui succéder dans l’histoire. Et puis un très gros chèque, à 5 voire 6 zéros, a fini de le convaincre.

    L’agent de Magnus Carlsen, Espen Agdestein, se démène pour trouver des sponsors afin de financer la demi-douzaine de sessions d’entraînement qui s’étaleront tout au long de 2009. Pendant plusieurs mois, la collaboration reste secrète. Puis, l’info sort en septembre 2009. ChessBase publie des photos du stage que Magnus Carlsen a effectué dans la résidence d’été de Garry Kasparov en Croatie. On y voit un Garry Kasparov en tee-shirt Marcel, les poils des épaules au garde-à-vous, les yeux rivés sur son écran d’ordinateur en train de vérifier les variantes, tandis que Magnus Carlsen et son cerveau triment devant l’échiquier.

    Pendant ces séances avec Garry Kasparov, Magnus Carlsen travaille ce qu’il n’a jamais vraiment creusé à fond, les ouvertures. Mais, surtout, le Russe lui ouvre sa boîte à trésors, son analyse de la psychologie des autres grands maîtres. « J’étais parfois surpris de voir à quel point il connaissait ses adversaires, avoue Magnus Carlsen. Même chez des joueurs considérés comme imprévisibles comme le Russe Morozevitch ou l’Ukrainien Ivantchouk, il arrivait à trouver des tendances dans leur jeu. Et avec des champions de premier plan comme Kramnik ou Anand, il savait quelle position ils aimaient jouer et celles où ils ne se sentaient pas à l’aise. »

    A l’ère des logiciels qui aplanissent les différences ayant pu jadis exister entre les préparations des champions, on voit que les joueurs ont changé de méthode. Il ne s’agit plus tant de submerger l’autre par des variantes répétées à la maison que de l’emmener dans sa zone d’inconfort, là où il commettra la petite erreur de trop.

    « ON N’A JAMAIS VU UN JOUEUR FAIRE AUSSI PEU DE FAUTES »

    Cette approche convient au style de Magnus Carlsen, que décortique le numéro un français Maxime Vachier-Lagrave : « Il est très patient ! C’est un joueur universel qui s’adapte à tous. Il ne va pas forcément chercher le K.-O. mais plutôt construire méthodiquement sa position. Il crée un problème à droite, un problème à gauche pour provoquer la faute et vous faire craquer sous la pression. Et en plus de cela, il commet très peu d’erreurs lui-même. En fait, je crois qu’on n’a jamais vu un joueur faire aussi peu de fautes. »

    Magnus Carlsen ne peut qu’acquiescer, lui qui résume sa stratégie ainsi : « J’essaie de jouer 40 ou 50 bons coups et je défie mon adversaire d’en faire autant. Même si la position est simple ou semble simple, je tente de rester concentré et créatif, de trouver les possibilités qui s’y cachent. » Il conclut : « Je fais juste la même chose que les autres, mais en un peu mieux. » Pour le grand maître français Laurent Fressinet, qui a aidé Magnus Carlsen en 2013 à se préparer pour le championnat du monde, il ne faut voir nulle arrogance dans cette phrase mais l’expression d’une confiance inébranlable : « En plus d’un talent extraordinaire pour sentir où les pièces doivent se placer, ce qui fait la différence, c’est ce mental exceptionnel qu’il a. C’est un mental de tueur : s’il pense qu’il peut gagner, il n’aura aucune pitié pour ses adversaires. »

    En 2009, Kasparov remet donc Carlsen sur les rails et celui-ci ne va plus en sortir. Le 1er janvier 2010, il s’installe en tête du classement par points. Il ne lui reste plus qu’une épreuve : arracher le titre suprême à Vishy Anand qui, né en 1969, pourrait être son père. Ce sera presque une formalité. Alors que la compétition se dispute dans sa ville natale, à Chennai, et que son adversaire n’a aucune expérience des matches en un contre un, l’Indien, sur le déclin depuis quelques années, joue la peur au ventre. Il est parti pour un marathon de souffrance car il sait que Magnus Carlsen ne lâche jamais rien, qu’il est capable de faire saigner une pierre en la serrant dans son poing. Vishy Anand a perdu avant de commencer.

     SA RÉPUTATION, UN ATOUT

    Si le Norvégien fait aujourd’hui figure de joueur hors norme, c’est aussi pour cette raison. Contre lui, certains joueurs semblent partir avec un handicap. Tout comme Bobby Fischer et Garry Kasparov écrasaient les autres par leur simple présence devant l’échiquier, il y a un neuvième pion dans la manche de Magnus Carlsen : sa réputation. Ainsi que le résume le grand maître néerlandais Anish Giri, aux échecs, « d’abord vous jouez pour votre nom, ensuite votre nom joue pour vous ». Magnus Carlsen est-il conscient de cette aura ? « Ce n’est pas mon problème. C’est celui de mes adversaires. »

    A 23 ans, Magnus Carlsen est donc déjà une terreur et une légende. Au point que le grand maître américain Hikaru Nakamura l’a surnommé Sauron, ce personnage maléfique du Seigneur des anneaux, représenté dans les films de Peter Jackson par un oeil immense dans le ciel, qui voit tout. En février, au tournoi de Zurich, Hikaru Nakamura a la possibilité de terrasser Sauron. Dans une partie où il a pris trop de risques, Magnus Carlsen est confronté à une attaque dévastatrice. Comme un boxeur groggy, il tente de tenir un coup de plus, puis un autre, de ne jeter l’éponge que quand la défaite sera flagrante. L’Américain sait qu’il tient le champion du monde.

    Mais la pendule tourne et Magnus Carlsen, bien que dans les cordes, tend toujours des pièges. L’erreur est là, tentante, attendant d’être commise et, comme c’est si souvent le cas face au Norvégien, elle s’impose à Hikaru Nakamura. Il entrebâille la porte de secours et Magnus Carlsen s’y engouffre avec une contre-attaque précise, impitoyable. Le combat était perdu, le voilà gagné. La marque des grands est de savoir provoquer la chance ou, au moins, en extraire tout le jus quand elle se présente.

    UN HOMME « NORMAL »

    Lorsqu’on l’interroge sur lui, Magnus Carlsen se voit comme « un homme normal ». Depuis septembre, il n’habite plus chez papa-maman. Son père, Henrik, a depuis des années quitté son travail dans l’industrie pétrolière pour s’occuper de Magnus Chess, la société qui gère la carrière et les avoirs du fiston. Il ne voit pas de grand changement avec le Magnus d’avant : « Il passe du temps avec ses amis, il fait beaucoup de sport. Il n’a pas besoin de travailler trop ses échecs : il les a toujours à l’esprit et ses idées mûrissent sans qu’il y pense réellement. »

    Après son titre, Magnus Carlsen est entré dans le maelström des vedettes. Il est mannequin pour une marque de vêtements. Il a donné le coup d’envoi d’un match de football du Real Madrid, une leçon d’échecs à Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, et une raclée à Bill Gates. Le fondateur de Microsoft a été humilié, maté en 9 coups et seulement 79 secondes. Mais Magnus Carlsen, s’il sait que les médias peuvent populariser son sport, ne court pas après le ramdam. Il pense plutôt à son prochain défi : remettre sa couronne en jeu. Après tout, il ne sait rien faire d’autre qu’être roi du jeu des rois, l’homme normal. En novembre, il affrontera de nouveau Viswanathan Anand qui est rené de ses cendres en remportant le tournoi des candidats le 29 mars.

    L’entretien est fini. Magnus Carlsen regarde une émission de sport sur un ordinateur en attendant la prochaine interview. Espen Agdestein me présente une application pour téléphone portable avec laquelle on peut jouer contre Magnus à différents âges. Sans lever les yeux de son écran, le champion du monde dit : « A 8 ans, je suis encore prenable facilement. » Sous-entendu par un « patzer », un joueur du dimanche tel que ce journaliste doit l’être. La partie se déroule rapidement et se termine par un avantage écrasant. « Magnus, je crains bien de vous avoir battu. » Il ne relève pas. Oui Magnus, je vous ai battu, et c’est bon.

    #echecs #kasparov #anand #paywall