• Voici comment #Maxime_Rodinson concluait son fameux article "Israel, fait colonial ?" (1968)

    « Prendre conscience du caractère colonial de l’État d’Israël, c’est commencer à s’expliquer pourquoi la pression des faits contribue tant à pousser Israël dans le camp des puissances occidentales et pourquoi une autre orientation demanderait des éléments progressistes d’Israël des efforts héroïques. C’est surtout comprendre les réactions arabes et celles des peuples du tiers monde qui sont dans la même situation. Ceux qui cataloguent tous les mouvements et tous les régimes arabes automatiquement comme fascistes du seul fait qu’ils s’opposent à Israël répandent une conception erronée et profondément néfaste du problème. De même, tous ceux qui s’en tiennent à la légende de la haine gratuite des Arabes envers les Juifs ou à la thèse du mythe machiavélique élaboré consciemment s’égarent et égarent les autres. S’il y a, en effet, haine qui souvent dépasse la mesure, si les gouvernants et les idéologues construisent des mythes mobilisateurs autour du fait palestinien, c’est sur la base d’une donnée objective donc les dirigeants sionistes sont responsables, la colonisation d’une terre étrangère. Juger moralement condamnable la révolte des Arabes contre une situation coloniale est permis à un partisan de la non-violence. La moindre cohérence de pensée interdit une telle condamnation morale à un anticolonialiste qui admet ailleurs la lutte armée. Il peut au maximum trouver cette révolte inopportune pour le moment.

    Il en résulte que faire fond sur un régime social nouveau en pays arabe pour accepter Israël est une illusion dangereuse. Disons-le sans ambages, quitte à peiner ou à indigner les conformistes de gauche qui croient que la révolution sociale résout tous les problèmes. Il n’y a pas de « solution révolutionnaire » au problème israélo-arabe. C’est aux Arabes en tant que peuple que la création d’Israël a été un affront. Aucun régime ne peut l’accepter de son plein gré. Les circonstances politiques internationales ou internes peuvent peut-être un jour forcer à reconnaître Israël. Mais ce ne peut être en vertu d’une idéologie qui admettrait le bien-fondé de la colonisation israélienne. Au contraire, ce sont les régimes les plus socialisants qui se sont montrés les plus revendicatifs. Croire le contraire, c’est manifester une profonde ignorance des conditions locales ou être profondément égaré par la passion idéologique. Les émeutes de Jordanie à la suite du raid de représailles israélien dans la région d’Hébron, événements qui se déroulent au moment où j’achève cet article, montrent bien les dangers de l’interprétation habituelle de l’hostilité arabe à Israël. Comment ceux qui l’expliquent comme une création artificielle de gouvernements et de mouvements « fascistes » peuvent-ils expliquer la profondeur de l’indignation palestinienne révélée par ces mouvements ? Comment ne s’aperçoivent-ils pas que leur interprétation rejoint celle par laquelle tous les États colonialistes ont justifié leur répression des mouvements de libération indigènes ? Et le gouvernement Levi Eshkol lui-même a visiblement exclu de ses calculs l’éventualité d’un tel mouvement. Victime des propres mythes sionistes, il a été amené par eux à fausser les données du problème qui se posaient à lui. Phénomène classique, mais dangereux.

    Il est possible que la guerre soit la seule issue a la situation créée par le sionisme. Je laisse à d’autres le soin de s’en réjouir. Mais s’il y a quelque chance de voir un jour une solution pacifique, on n’y arrivera pas en disant aux Arabes qu’ils ont le devoir d’applaudir leurs conquérants parce que ceux-ci sont européens ou en voie d’européanisation, parce qu’ils sont « développés », parce qu’ils sont révolutionnaires ou socialistes (virtuellement !), encore moins parce qu’ils sont tout simplement juifs ! Le maximum qu’on peut demander d’eux est qu’ils se résignent à une situation désagréable et qu’en se résignant ils tirent parti de leur résignation. Obtenir d’un vaincu qu’il se résigne à sa défaite n’est pas facile et on ne facilite pas cette démarche en claironnant combien on a eu raison de le rosser. Il est plus judicieux en général de lui offrir des compensations. Et ceux qui n’ont pas souffert de la bagarre peuvent (et même doivent, je crois) prêcher le pardon des injures. Ils ont peu de titres à l’exiger. »