Vacarme

Vacarme est une revue trimestrielle publiée sur papier et prolongée en ligne, qui mène depuis 1997 une réflexion à la croisée de l’engagement politique, de la création artistique et de la recherche.

  • Frantz Fanon, Peaux noires, masques blanc (éd. du Seuil, coll. La condition humaine, 1952, pp. 225-228) :

    N’ai-je donc sur cette terre autre chose à faire qu’à venger les Noirs du XVIIe siècle ?
    Dois-je sur cette terre, qui déjà tente de se dérober, me poser le problème de la vérité noire ?
    Dois-je me confiner dans la justification d’un angle facial ?
    Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre #race.
    Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristalisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race.
    Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piètiner la fierté de l’ancien maître.
    Je n’ai ni le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués.
    Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc.
    Je me découvre un jour dans un monde où les choses font mal ; un monde où l’on me réclame de me battre ; un monde où il est toujours question d’anéantissement ou de victoire.
    Je me découvre, moi homme, dans un monde où les mots se frangent de silence ; dans un monde où l’autre, interminablement, se durcit.
    Non je n’ai pas le droit de venir et de crier ma haine au Blanc. Je n’ai pas le devoir de murmurer ma reconnaissance au Blanc.
    Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le droit d’être un Noir.
    Je n’ai pas le devoir d’être ceci ou cela...
    Si le Blanc me conteste mon humanité, je lui montrerai, en faisant peser sur sa vie tout mon poids d’homme, que je ne suis pas ce « Y a bon banania » qu’il persiste à imaginer.
    Je me découvre un jour dans le monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un comportement humain.
    Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma liberté au travers de mes choix.
    Je ne veux pas être la victime de la Ruse d’un monde noir.
    Ma vie ne doit pas être consacré à faire le bilan des valeurs nègres.
    Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas d’avantage d’intelligence blanche.
    Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent.
    Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée.
    Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence.
    Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement.
    Je suis solidaire de l’Etre dans la mesure où je le dépasse.
    Et nous voyons, à travers un problème particulier, se porfiler celui de l’Action. Placé dans ce monde, en situation, « embarqué » comme le voulait Pascal, vais-je accumuler des armes ?
    Vais-je demander à l’homme blanc d’aujourd’hui d’être responsable de des négriers du XVIIé siècle ?
    Vais-je essayer par tous les moyens de faire naître la Culpabilité dans les âmes ?
    La douleur morale devant la densité du Passé ? Je suis nègre et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachat ruissellent sur mes épaules. Mais je n’ai pas le droit de me laisser ancrer. Je n’ai pas le droit d’admettre la moindre parcelle d’être dans mon existence. Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé.
    Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères.
    Pour beaucoup d’intellectuels de couleur, la culture européenne présente un caractère d’extériorité. De plus, dans les rapports humains, le Noir peut se sentir étranger au monde occidental. Ne voulant pas faire figure de parent pauvre, de fils adoptif, de rejeton bâtard, va-t-il tenter fébrilement de découvrir une civilisation nègre ?
    Que surtout l’on nous comprenne. Nous sommes convaincu qu’il y aurait un grand intérêt à entrer en contact avec une littérature ou une architecture nègres du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Nous serions très heureux de savoir qu’il exista une correspondance entre tel philosophe nègre et Platon. Mais nous ne voyons absolument pas ce que ce fait pourrait changer dans la situation des petits gamins de huit ans qui travaillent dans les champs de canne en Martinique ou en Guadeloupe.
    Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché.
    La densité de l’Histoire ne détermine aucun de mes actes.
    Je suis mon propre fondement.
    Et c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté.
    Le malheur de l’homme de couleur est d’avoir été esclavagisé.
    Le malheur et l’inhumanité du Blanc sont d’avoir tué l’homme quelque part.
    Sont, encore aujourd’hui, d’organiser rationnellement cette déshumanisation. Mais moi, l’homme de couleur, dans la mesure où il me devient possible d’exister absolument, je n’ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparation rétroactive.
    Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose :
    Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve.
    Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc.
    Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. Avant de s’engager dans la voie positive, il y a pour la liberté un effort de désaliénation. Un homme, au début de son existence, est toujours congestionné, est noyé dans la contigence. Le malheur de l’homme est d’avoir été enfant.
    C’est par un effort de reprise sur soi et de dépouillement, c’est par une tension permanente de leur liberté que les hommes peuvent créer les conditions d’existence idéales d’un monde humain.
    Supériorité ? Infériorité ?
    Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ?
    Ma liberté ne m’est-elle pas donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ?
    A la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience.

    Mon ultime prière :
    O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !