• Avec tout ce qui se passe en Grande-Bretagne en ce moment (multiplication par 4 des peines de prison pour les « trolls »), ce billet redevient d’actualité

    « Les trolls court-circuitent l’espace public » : tribune d’Antonio Casilli sur Owni (26 juin 2012) | Les Liaisons Numériques - Site officiel
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    Les trolls, ou le mythe de l’espace public

    Pourquoi les médias ont peur des trolls ?

    Dans un effort remarquable de bercer le public d’une compréhension faussée des cultures numériques, le Guardian a consacré une session spéciale à cet étrange phénomène dans son édition du 12 juin. La pièce de résistance, intitulée “What is an Internet troll ?”, est signée Zoe Williams.

    Un article concocté à partir de l’habituelle recette des médias dès qu’il s’agit d’aborder le sujet : une pincée de professeur de psychologie livrant ses déclarations profondes sur “l’effet désinhibant” des médias électroniques, un zeste de journaliste pleurnichant sur la baisse du niveau d’éducation et sur les propos incitant à la haine omniprésents, et un gros morceau d’anecdotes tristes concernant de quelconques célébrités au sort desquelles nous sommes censés compatir.

    La conclusion de cet essai qui donne le ton (“Nous ne devrions pas les appeler ‘trolls’. Nous devrions les appeler personnes grossières.”) serait sans doute mieux rendue si elle était prononcée avec la voix aiguë de certains personnages des Monty Pythons. Comme dans cet extrait de La vie de Brian :

    Les autres articles oscillent entre platitudes (“Souvenez-vous : il est interdit de troller” – Tim Dowling “Dealing with trolls : a guide”), affirmations techno déterministes sur la vie privée (“L’ère de l’anonymat en ligne est sans doute bientôt terminée” – Owen Bowcott “Bill targeting internet ‘trolls’ gets wary welcome from websites”), et pure pédanterie (“Le terme a été détourné au point de devenir un de ces insipides synonyme” – James Ball “You’re calling that a troll ? Are you winding me up ?”). On trouve même un hommage pictural au tropisme familier de l’utilisateur-d’Internet-moche-et-frustré, dans une galerie d’ “importuns en ligne” croqués par Lucy Pepper.

    Évidemment, les médias grand public n’ont pas d’autre choix que d’appuyer l’agenda politique liberticide du gouvernement britannique. Ils doivent se défendre de l’accusation selon laquelle ils fournissent un défouloir parfait aux trolls dans les sections consacrées à la discussion de leurs éditions électroniques. Ils ont donc tracé une ligne imaginaire séparant la prose exquise des professionnels de l’information des spéculations sauvages et des abus de langages formulés par de détestables brutes.

    La journaliste du Guardian Zoe Williams est tout à fait catégorique : elle est autorisée à troller, parce qu’elle est journaliste et qu’elle sait comment peaufiner sa rhétorique.

    Bien sûr, il est possible de troller à un niveau beaucoup moins violent, en parcourant simplement les communautés dans lesquelles les gens sont susceptibles de penser d’une certaine manière. L’idée est d’y publier pour chercher à les énerver. Si vous voulez essayer ce type de trolling pour en découvrir les charmes, je vous suggère d’aller dans la section “Comment is Free” du site du Guardian et d’y publier quelque chose comme : “Les gens ne devraient pas avoir d’enfants s’ils ne peuvent pas se le permettre financièrement”. Ou : “Les hommes aiment les femmes maigres. C’est pour ça que personne ne pourra me trouver un banquier avec une grosse. QUI POURRA ?” Ou : “Les hommes aiment le sexe. Les femmes les câlins. ASSUMEZ-LE”. Bizarrement, je me sens un peu blessée par ces remarques, bien que ce soit moi qui les aies faites.

    Le trolling est un phénomène complexe, qui découle du fait que les structures sociales en ligne sont fondées sur des liens faibles. Les loyautés, les valeurs communes ou la proximité émotionnelle ne sont pas toujours essentielles. Surtout lorsqu’il s’agit de rendre possible en ligne de nouvelles sociabilités en mettant en contact les utilisateurs avec de parfaits inconnus. C’est l’effet principal du web social, et c’est aussi ce qui rend le trolling possible : les “parfaits inconnus” sont souvent loin d’être parfaits. Par conséquent, le trolling ne doit pas être considéré comme une aberration de la sociabilité sur Internet, mais comme l’une de ses facettes. Et les politiques ne peuvent le congédier ou le réprimer sans brider l’une des sources principales de changement et d’innovation de la sociabilité en ligne : le fait d’être confronté à des contenus, postures ou réactions inhabituels. Les ripostes sévères suscitées par les trolls à l’échelon politique doivent êtres analysées comme des ouvertures vers des problèmes et des paradoxes sociaux plus larges.

    Essentiellement, l’amendement proposé à cette loi sur la diffamation est une démonstration de force d’un gouvernement qui doit prouver qu’il peut encore contrôler l’expression en ligne. Histoire de tenir la promesse de l’accès au débat démocratique pour un maximum de citoyens, dans une situation d’incertitude maximale. En ce sens, le trolling menace de court-circuiter et de remodeler, de façon dialectique et conflictuelle, les espaces de discussion civilisés (ndlr : polis) que les démocraties modernes considèrent toujours comme leur espace politique idéal. L’existence même de trolls anonymes, intolérants et aux propos décalés témoigne du fait que l’espace public (défini par le philosophe allemand Jürgen Habermas comme un espace gouverné par la force intégratrice du langage contextualisé de la tolérance et de l’apparence crédible.) est un concept largement fantasmatique.

    #troll #espace_public