• Simone Weil (1909-1943), Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934.

    http://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/reflexions_causes_liberte_oppression/reflexions.html

    L’oppression procède exclusivement de conditions objectives. La première d’entre elles est l’existence de privilèges ; et ce ne sont pas les lois ou les décrets des hommes qui déterminent les privilèges, ni les titres de propriété ; c’est la nature même des choses. Certaines circonstances, qui correspondent à des étapes sans doute inévitables du développement humain, font surgir des forces qui s’interposent entre l’homme du commun et ses propres conditions d’existence, entre l’effort et le fruit de l’effort, et qui sont, par leur essence même, le monopole de quelques-uns, du fait qu’elles ne peuvent être réparties entre tous ; dès lors ces privilégiés, bien qu’ils dépendent, pour vivre, du travail d’autrui, disposent du sort de ceux même dont ils dépendent, et l’égalité périt.

    Gallimard, Paris, 1955 (rééd. 1998), p. 52-53.

    #Simone_Weil #idées #philosophie #inégalités

    • Pas beaucoup d’espoir et d’optimisme :

      De temps en temps, les opprimés arrivent à chasser une équipe d’oppresseurs et à la remplacer par une autre, et parfois même à changer la forme de l’oppression ; mais quant à supprimer l’oppression elle-même, il faudrait à cet effet en supprimer les sources, abolir tous les monopoles, les secrets magiques ou techniques qui donnent prise sur la nature, les armements, la monnaie, la coordination des travaux. Quand les opprimés seraient assez conscients pour s’y déterminer, ils ne pourraient y réussir. Ce serait se condamner à être aussitôt asservis par les groupements sociaux qui n’ont pas opéré la même transformation ; et quand même ce danger serait écarté par miracle, ce serait se condamner à mort, car, quand on a une fois oublié les procédés de la production primitive et transformé le milieu naturel auquel ils correspondaient, on ne peut retrouver le contact immédiat avec la nature.

    • Pour elle, une des rares limites à l’oppression, vient non pas des gens eux-mêmes, des opprimés, mais des limites matérielles :

      Telle est la contradiction interne que tout régime oppressif porte en lui comme un germe de mort ; elle est constituée par l’opposition entre le caractère nécessairement limité des bases matérielles du pouvoir et le caractère nécessairement illimité de la course au pouvoir en tant que rapport entre les hommes.

      Car dès qu’un pouvoir dépasse les limites qui lui sont imposées par la nature des choses, il rétrécit les bases sur lesquelles il s’appuie, il rend ces limites mêmes de plus en plus étroites. En s’étendant au-delà de ce qu’il peut contrôler, il engendre un parasitisme, un gaspillage, un désordre qui, une fois apparus, s’accroissent automatiquement. En essayant de commander là même où il n’est pas en état de contraindre, il provoque des réactions qu’il ne peut ni prévoir ni régler. Enfin, en voulant étendre l’exploitation des opprimés au-delà de ce que permettent les ressources objectives, il épuise ces ressources elles-mêmes ; c’est là sans doute ce que signifie le conte antique et populaire de la poule aux œufs d’or. Quelles que soient les sources d’où les exploiteurs tirent les biens qu’ils s’approprient, un moment vient où tel procédé d’exploitation, qui était d’abord, à mesure qu’il s’étendait, de plus en plus productif, se fait au contraire ensuite de plus en plus coûteux. C’est ainsi que l’armée romaine, qui avait d’abord enrichi Rome, finit par la ruiner ; c’est ainsi que les chevaliers du moyen âge, dont les combats avaient d’abord donné une sécurité relative aux paysans qui se trouvaient quelque peu protégés contre le brigandage, finirent au cours de leurs guerres continuelles par dévaster les campagnes qui les nourrissaient ; et le capitalisme semble bien traverser une phase de ce genre. Encore une fois, on ne peut prouver qu’il doive toujours en être ainsi ; mais il faut l’admettre, à moins de supposer la possibilité de ressources inépuisables. Ainsi c’est la nature même des choses qui constitue cette divinité justicière que les Grecs adoraient sous le nom de Némésis, et qui châtie la démesure.