• Virginia Woolf, « Une chambre à soi » (1929) (extrait)

    « Une chambre à soi et cinq cents livres de rente » : les conditions nécessaires pour qu’une femme puisse écrire selon Virginia Woolf. De ce texte génial, on retient plus souvent la chambre à soi que les cinq cents livres de rente. Alors voilà :

    Mais ces contributions à la dangereuse et séduisante question de la psychologie de l’autre sexe - j’espère que vous en poursuivrez l’enquête quand vous aurez cinq cents livres de rente bien à vous — furent interrompues par la nécessité de payer la note. Elle s’élevait à cinq shillings et neuf pence. Je donnai au garçon un billet de dix shillings et il partit chercher de la monnaie. Il y avait un autre billet de dix shillings dans ma bourse ; je le remarquai, car le pouvoir qu’a ma bourse d’engendrer automatiquement des billets de dix shillings est un fait qui me suffoque encore. J’ouvre ma bourse et les voici. La société me donne poulet et café, lit et couvert, en échange d’un certain nombre de morceaux de papier, que me laissa ma tante, pour la seule raison que je portais le même nom qu’elle.

    Il faut que je vous dise que ma tante, Mary Beton, mourut à Bombay d’une chute de cheval, au moment où elle partait pour une petite promenade. La nouvelle de cet héritage me parvint le soir même et presque à l’instant même où passait la loi qui donna le droit de vote aux femmes. Une lettre du notaire tomba dans ma boîte aux lettres et, quand je l’ouvris, elle m’apprit que ma tante m’avait laissé, ma vie durant, cinq cents livres de rente par an. De ces deux choses, le vote et l’argent, l’argent, je l’avoue, me sembla de beaucoup la plus importante. Auparavant, je gagnais ma vie en mendiant d’étranges travaux aux journaux, en faisant ici un reportage sur une exposition de baudets, là un reportage sur un mariage ; je touchais quelques livres, en écrivant des adresses, en faisant la lecture à de vieilles dames, en fabriquant des fleurs artificielles, en enseignant l’alphabet aux petits enfants dans un jardin d’enfants. Telles étaient les principales occupations réservées aux femmes avant 1918. Je n’ai pas besoin, je le crains, de décrire par le menu la dureté de ces travaux, car vous connaissez peut-être des femmes qui les pratiquèrent ; ni de vous parler de la difficulté de vivre avec les sommes ainsi gagnées, car il se peut que vous l’ayez expérimentée vous-même. Je veux vous parler de ce que ces jours ont laissé en moi, de ce sentiment pire que le poison de la peur et de l’amertume qu’ils ont fait naître en moi. Et tout d’abord ce travail que l’on fait comme un esclave en flattant ou en s’abaissant par des flatteries, parfois peut-être inutiles, mais qui semblent nécessaires parce que les enjeux sont par trop importants pour qu’on risque quoi que ce soit ; puis la pensée de ce don unique qui pouvait mourir d’être ainsi dissimulé - de ce petit don, si cher à qui le possède - qui pouvait périr et avec lui mon être, mon âme - tout cela était devenu comme une lèpre qui tuait la fleur du printemps et détruisait l’arbre en son cœur même. Quoi qu’il en soit, comme je viens de le dire, ma tante mourut et chaque fois que je change un billet de dix shillings, un peu de cette lèpre disparaît, la peur et l’amertume s’en vont. Vraiment, pensais-je, glissant la pièce dans ma bourse et me souvenant de l’amertume des jours passés, quels changements un revenu fixe peut opérer dans un caractère ! Aucune puissance de ce monde ne peut m’enlever mes cinq cents livres : nourriture, maison et vêtements, je les possède à jamais. C’est pourquoi il n’est plus question, non seulement d’effort et de peine, mais aussi de haine et d’amertume. Je n’ai plus besoin de haïr qui que ce soit, car personne ne peut me blesser. Je n’ai plus besoin de flatter qui que ce soit ; personne ne peut plus rien me donner.

    cc @colporteur

    #revenu_garanti #féminisme

    • Mmh, l’Office statistique britannique publie une série longue de pouvoir d’achat depuis 1750 http://www.ons.gov.uk/ons/rel/cpi/consumer-price-indices/1750---2003/composite-consumer-price-index-with-description-and-assessment-of-source-dat et la met à jour dans ses bulletins statistiques (Bulletin de septembre 2014, table 50) http://www.ons.gov.uk/ons/rel/cpi/consumer-price-indices/september-2014/consumer-price-inflation-reference-tables.xls

      On y trouve
      1929 : 17,8
      1974 : 100 (c’est la base de l’indice)
      2013 : 986,7

      Soit un facteur 55, avec une livre à 1,25 euro aujourd’hui, ça nous met autour de 35 000 euros par an de revenu.

      Avec toutes les réserves d’usage et, notamment, le fait que la structure des prix d’aujourd’hui est très différente de celle d’il y a 85 ans.

      Autre angle d’attaque, le salaire moyen d’un ouvrier pour une journée de 10 heures était de l’ordre de 0,5 livres (125 pences dit cette page http://www.wirksworth.org.uk/A04VALUE.htm ) Donc 500 livres annuelles, c’est un peu plus de 3 ans de revenu d’un ouvrier, d’où rapporté à aujourd’hui, 3,2 ans x 12 mois x 1128 € net/mois, de l’ordre de 43 000 euros par an.

      On ajoutera qu’il n’y avait pas trop d’impôt sur le revenu, mais pas de sécurité sociale…

    • « Je pense aussi que vous pouvez me reprocher d’avoir fait la part trop grande aux choses matérielles (…). Ce sont des faits terribles, mais regardons-les en face. Il est certain, bien que ce soit déshonorant pour nous comme nation, que par suite de quelques défauts dans notre communauté, le poète pauvre n’a pas de nos jours, et n’a pas eu depuis deux cents ans, la moindre chance de réussite... Un enfant pauvre en Angleterre n’a guère plus d’espoir que n’en avait le fils d’un esclave à Athènes de parvenir à une émancipation qui lui permette de connaître cette liberté intellectuelle qui est à l’origine des grandes œuvres. C’est cela même. La liberté intellectuelle dépend des choses matérielles. La poésie dépend de la liberté intellectuelle ».

    • Sans ces précurseurs, Jane Austen, les sœurs Brontë et George Eliot n’eussent pas écrit, de même que Shakespeare n’eût pas pu écrire sans Marlowe, ou Marlowe sans Chaucer, ou Chaucer sans ces poètes oubliés qui préparèrent la voie et assouplirent la rudesse naturelle de la langue. Car les chefs-d’œuvre ne sont pas nés seuls et dans la solitude ; ils sont le résultat de nombreuses années de pensées en commun, de pensées élaborées par l’esprit d’un peuple entier, de sorte que l’expérience de la masse se trouve derrière la voix d’un seul. Jane Austen aurait dû déposer une couronne sur la tombe de Fanny Burney, et George Eliot rendre hommage à l’ombre d’Eliza Carter - la vaillante vieille femme qui attacha une sonnette aux montants de son lit afin de pouvoir se réveiller tôt et apprendre le grec. Et toutes les femmes en chœur devraient déposer des fleurs sur la tombe d’Aphra Behn qui se trouve, ce qui est scandaleux mais en somme assez justifié, à l’abbaye de Westminster ; car c’est elle qui obtint, pour elles toutes, le droit d’exprimer leurs idées. C’est grâce à elle, toute brumeuse et amoureuse qu’elle fût, que je peux vous dire ce soir, sans être prise pour une folle : “Gagnez cinq cents livres par an avec votre cerveau.”

      (Je ne sais pas du tout qui sont la plupart des femmes qu’elle cite)

    • Nous avions évoqué ce texte, avec Carole Fabre, dans notre intervention aux premières journées d’été sur le revenu de base pour justement souligner à quel point l’indépendance économique pouvait être émancipatrice pour les femmes.
      Ce qui implique donc qu’un revenu de base doit être suffisant pour être émancipateur, sinon, ce n’est jamais qu’une allocation de plus qui n’aurait que l’avantage de l’inconditionnalité et donc de l’absence de contrôle direct.
      #RdB