• Ecologie, spectacle, et perception biaisée de la nature.
    (éloge du phytoplancton et des vers de terre)

    Nous déployons beaucoup plus d’énergie à sauver les pandas que les Percina tanasi, sans doute parce que, tout menacés qu’ils soient, ces derniers sont de simples petits poissons ordinaires et que nous nous fichons pas mal de savoir si nos enfants pourront un jour ou non en voir dans un zoo. Je ne reproche pas aux ravissants pandas un seul centime de leur fond de soutien, car Dieu sait qu’ils en ont besoin, mais je m’inquiète de ce que notre penchant pour la sauvegarde de cette « mégafaune charismatique » (comme les appelle un de mes amis) soit révélateur d’une stratégie erronée. Si nous sommes convaincus qu’il faille mettre dans le canot de sauvetage les femmes et les enfants d’abord, nous devrions examiner plus attentivement les écosystèmes pour comprendre ce qui est à la base de leur reproduction, de leur assainissement et de leur entretien ; les corvées domestiques cruciales de la planète, le travail ingrat qui maintient tout le reste en vie. A savoir : les microbes du sol, les prédateurs clés, les invertébrés marins, les insectes pollinisateurs, et ô combien le phytoplancton. Le jour où je verrai des peluches pour enfants en forme de phytoplancton, je saurai que nous sommes sur la bonne voie.

    Barbara Kingsolver, Petit miracle et autres essais, Rivages, 2002. Essai 6, Libérer les crabes, pp. 81-97

    Quand j’étais petit à la récré, on faisait des jeux compliqués avec les copains, où on disait qu’on serait des animaux et qu’on ferait des trucs de oufs parce-qu’on aurait des super-pouvoirs, tout ça, et un des moments cruciaux du jeu était celui où on choisissait quel animal on serait :
    – Moi je suis le lion
    – Et moi le tigre
    – Et moi l’aigle
    – Et moi le rhinocéros, pasqueu je vous encorne et avec ma carapace on peut rien me faire
    – Ouais mais moi je vole alors tu peux pas m’attraper
    – Et moi je suis le dragon comme ça je vous fais tous brûler
    – Et moi je suis Lucky Luke, je vous tue avec mon pistolet
    – Toi tu joues pas avec nous

    Bref, on était jeunes, et notre imaginaire était déjà imprégné des valeurs qui nous faisaient préférer les superprédateurs comme animaux fétiches. Personne n’aurait par exemple pris comme animal le ver de terre, c’était même un des plus méprisables : c’est mou, c’est moche, c’est sale, ça vit dans la terre, et si ça se trouve ça pue.
    Pourtant, si nous autres animaux terrestres à deux pattes avions un peu plus de respect pour ces bestioles discrètes et cruciales (et avant ça, de connaissances à leur sujet), il y a plein de choses qui marcheraient différemment.
    [...]
    Quelque-chose aurait changé le jour où s’opèrerait un renversement de l’imaginaire qui ferait dire à un gamin comme ceux qu’on a étés : « moi je suis le ver de terre, parce-que c’est grâce à moi que vous tenez debout ».
    Car comme le disait déjà Charles Darwin en 1881 : Il est permis de douter qu’il y ait beaucoup d’autres animaux qui aient joué dans l’histoire du globe un rôle aussi important que ces créatures d’une organisation si inférieure.
    Et comme le disait Marcel Bouché (secrétaire du Comité de Zoologie du Sol de l’Association Internationale de Science du Sol) en 1985 : Si nous comparons, par exemple, l’importance accordée à l’ornithologie et le grand nombre d’ornithologues étudiant 1 kg d’oiseaux par hectare, avec le nombre extrêmement limité de chercheurs intéressés par des centaines ou des milliers de kg par hectare de vers de terre, alors nous pouvons conclure que notre connaissance des écosystèmes est fondamentalement déformée par notre perception « épigée » de la nature et notre ignorance de la vie « endogée ».

    http://senshumus.wordpress.com/2008/04/29/ecologie-du-ver-de-terre (#autopromo)

    #écosystèmes #écoumène #nature
    cc @aude_v