• Pour prolonger la réflexion Mathias Delori
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    Cet exemple illustre l’idée que le problème ne réside pas dans le caractère sélectif des politiques de la #mémoire – la mémoire est par définition sélective - mais dans le choix des #événements commémorés et le sens qu’on leur donne. Mon billet visait précisément à rappeler ce point : les (bonnes) politiques de la mémoire font l’objet d’une réflexion et d’une #délibération publique. Je ne crois pas, contrairement à nos éditorialistes, à l’#intelligence_collective spontanée. En d’autres termes, il est possible que la panthéonisation immédiate de Charlie soit un symbole constructif en termes de #politique intérieure ou étrangère. Je l’espère de tout mon cœur. Sur le plan de la politique intérieure, il me semble que le « Je suis Charlie. Je ne suis pas Pegida » de nos amis Allemands a quelque chose d’intéressant. En ce qui concerne la politique étrangère, je crois que nous n’avons pas mesuré la portée et le sens de la présence, dimanche, de cette belle brochette de chefs d’État et de gouvernement.

    La dernière piste renvoie à la quête de ce qu’on pourrait appeler un « discours humaniste authentique », c’est-à-dire un discours qui ne serait pas travaillé, comme aujourd’hui, par son propre cadre (la distinction humanité/barbarie que j’évoquais plus haut). J. Butler pense qu’il est possible de construire cette politique sur un #sentiment_éthique : la prise de conscience du caractère irrémédiablement « précaire » de la vie humaine. Le terme de #précarité doit se comprendre dans sa dimension sociale. Nous sommes liés corporellement aux autres de multiples manières : par nos désirs, par le fait qu’ils nous apportent les moyens de subvenir à nos besoins (pourrions-nous manger sans les autres), par le fait qu’ils peuvent nous blesser, mutiler nos corps, etc. Or cette précarité sociale – argumente-t-elle – permet de sortir de la triste alternative entre l’option communautaire – je ne pleure les souffrances que de ceux qui me ressemblent – et celle, généreuse mais intraduisible politiquement : je pleure les souffrances de toute l’humanité. L’argument de Butler est que le caractère précaire – on pourrait aussi dire socialement imbriqué - de nos vies ne nous engage pas seulement vis-à-vis de ceux qui nous sont #proches (famille, amis, communauté politique). Elle nous lie aussi, dans des situations concrètes, à tous les #autres lointains. Ce lien surgit quand nous sommes interpellés émotionnellement par l’image de la souffrance d’un autre que l’on ne connait pas. Pensons, par exemple, à l’image de cet enfant vietnamien fuyant son village napalmé. Cette #image a produit, en son temps, une émotion politiquement constructive aux États-Unis. Elle a alimenté le mouvement de #résistance à la guerre du Vietnam en replaçant à l’intérieur du cadre (littéralement photographique ici) les victimes civiles vietnamiennes de cette #guerre. Or cette photo n’a pas surgi de nulle part. Elle est le produit d’une réflexion citoyenne, de la part des journalistes et d’une partie de la société américaine, sur le caractère étroit du cadrage médiatique (et émotionnel) de la guerre du Vietnam aux États-Unis. Mon papier avait simplement pour objectif d’inviter modestement à la réflexion sur ce que le discours (ou cadrage) humaniste et moderne ne montre pas.