• Le peuple méprisé et la démocratie bafouée
    Par Jack Dion

    Doucement, mais sûrement, les gens ordinaires, le peuple, ont été expulsés des sphères du pouvoir et comme effacés du paysage. Ce mépris a engendré une situation explosive, estime Jack Dion, dont la France ne pourra se sortir qu’en échappant aux élites mondialisées.

    Voici peu, L’Obs titrait sur « la jeune garde du président ». L’hebdomadaire proposait une photo digne du film « Les damnés » de Visconti. On y voyait des jeunes loups propres sur eux posant dans un décor suranné. Leur point commun ? Ils sont jeunes, socialistes, et formatés par leur passage à l’ENA. C’est la victoire de la gauche telle que l’a rêvée Terre Nova, proche du PS : idéologiquement rangée et socialement élitiste. Les deux vont de pair, d’ailleurs.

    On ne saurait imaginer plus beau symbole de ce que j’appelle « Le mépris du peuple » dans un ouvrage qui vient de paraître (1), avec comme sous titre : « Comment l’oligarchie a pris la société en otage ». On nous parle de démocratie, on nous chante les droits de l’homme, on nous vante les progrès supposés de la mixité. Mais qu’en est-il ?

    La réalité est celle d’un pays où le peuple a été expulsé de toutes les sphères du pouvoir. Il y a un siècle et demi, la Commune de Paris permettait à des gens de peu d’accéder aux plus hautes responsabilités. Parmi les 90 élus, on retrouvait toute la diversité sociale de l’époque. C’est à eux que l’on doit l’esquisse d’un droit du travail, l’enseignement laïc et obligatoire ou la mobilisation des femmes. Aujourd’hui, on serait en peine de trouver des ouvriers ou des employés parmi les députés et les sénateurs.

    Les élites ont les mêmes origines, fréquentent les mêmes lieux, et pensent à peu près la même chose sur tout (ou presque).

    Ainsi, dans l’équipe Hollande, Emmanuel Macron, ex banquier chez Rothschild, cohabite avec la conseillère de l’Elysée Laurence Boon, ex chef économiste chez Barclays France, puis chez Bank of America et ancienne membre du conseil d’administration du groupe Pinault. Voilà comment un président ennemi déclaré de la finance se retrouve entouré d’enfants de la banque. Les oligarques du CAC 40 font la pluie et le beau temps dans l’économie, comme en témoigne l’affaire Alstom. Les médias sont sous l’emprise d’une caste qui se répartit les postes comme on s’échange le sel et le poivre lors d’un repas de famille…

    La réalité est celle d’un pays où tout ce qui vient du peuple est ignoré, méprisé, caricaturé, diabolisé, et rejeté au nom du « populisme » honni. Une épuration soft a dégagé le terrain social au profit d’une élite mondialisée qui se joue des alternances - un jour la droite décomplexée, un autre la gauche complexée – pour emmener le bateau France vers les eaux glacées du modèle anglo-saxon, sous la férule d’une Europe pour qui les nations n’existent plus.

    Dans une France qui se réclame des droits de l’homme et du citoyen, et dont l’histoire est celle des révoltes populaires, le peuple se voit ainsi réduit à pointer aux abonnés absents. Un système de monarchie républicaine permet de gouverner en ne représentant qu’une infime minorité de la population. Bref, tout ce qui vient de la France d’« en bas », comme on dit, est suspect, voire subversif. Même la notion de souveraineté populaire est jugée attentatoire à la nouvelle doxa.

    Curieusement, cette forme d’éradication de classe s’opère dans une relative indifférence. Peu de voix s’élèvent contre l’exclusion méthodique des couches populaires. Désormais, quand on les évoque, on les associe d’office au FN, sans se demander pourquoi et comment il y a plus d’ouvriers qui s’abstiennent ou votent FN plutôt que PS ou Front de Gauche. On les caricature, on les insulte, on les traite de racistes ou de xénophobes, comme si le peuple, dès lors qu’il échappait à l’emprise idéologique des élites, avait vocation inéluctable à tomber dans les bras de Marine Le Pen.

    Cette situation est proprement explosive. Un pays qui n’est pas à l’écoute de son peuple est un pays qui se meurt. On songe à la fameuse formule de Brecht évoquant avec humour la nécessité de changer de peuple au cas où il serait trop rétif. Quand il y a une telle fracture entre la France d’en haut et celle d’en bas, entre les élites et les milieux populaires, la mèche est allumée.

    Au lieu de se focaliser sur un Front Républicain inopérant face au FN, il est urgent de régénérer la démocratie et de renouveler la politique, étant entendu que l’un ne va pas sans l’autre.

    (1) « Le mépris du peuple, comment l’oligarchie a pris la société en otage », Jack Dion, Les Liens Qui Libèrent, 152 pages, 15,50€

    (Texte publié par "L’Humanité-Dimanche" du 26 février 2015)