Rémi Gendarme

Auteur-réalisateur de films documentaires et par ailleurs, mais vraiment ailleurs, on peut dire en plus, en tout cas pas en moins porteur d’un handicap.

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    A mes frères et mes sœurs handicapé-e-s,

    Dans un livre récent, j’ai dit tout le mal que je pense de la proposition d’un service institutionnalisé d’accompagnement sexuel destiné aux personnes handicapées.

    Dans ce pamphlet, je crie, je hurle que reconnaître un droit à l’accompagnement sexuel c’est surtout reconnaître que ces corps-là ne feront jamais envie. C’est avouer que nous ne sommes pas vraiment humains. Demander à la société de s’exprimer sur ce sujet, c’est comme graver dans le marbre et affirmer que depuis toujours, et à jamais, certains corps sont faits pour plaire et d’autres pas. On crache à la gueule de tous ceux et toutes celles qui affirment que les histoires de corps sont plus compliquées que ça. Faites passer le désir dans la moulinette du cadre administratif et institutionnel, il en ressort vide de tout son contenu.
    Mais ce n’est pas tant la revendication d’un accès à l’accompagnement sexuel qui me bouleverse que les arguments employés en sa faveur qui confondent tout : le corps, le plaisir, la légitimité, la reconnaissance, le droit et l’envie. C’est cela que je dénonce : des arguments fallacieux, baignant dans la sauce charité façon judéo-chrétienne et au final très largement discriminatoires.
    Certains ou certaines handis m’ont engueulé : c’était bien beau ! Moi qui affirme que, comme tout le monde, j’ai connu des joies et des peines, moi qui ne pense mon handicap, ni comme un avantage, ni comme une contrainte en séduction, alors pourquoi je ne ferme pas tout simplement ma gueule ? Je pourrais au moins laisser ceux et celles qui souffrent trouver les solutions qui leur rendront un peu de dignité !
    Individuellement tout est légitime ! Chacun et chacune doit pouvoir jouir de toute liberté pour expérimenter les solutions qui lui conviennent. Toutes les tentatives mais aussi toutes les erreurs sont justes. On sait que la sexualité de chacune et de chacun est en perpétuelle évolution, alors mon propos n’est surtout pas celui d’un bisounours moralisateur.
    Je refuse que la société fasse œuvre de discrimination, et d’incohérence. Mais enfin ! Un service interdit à tout le monde sauf aux handis, ça veut dire quoi ?
    Je refuse aussi tous les sous-entendus grossiers qui ne manquent pas de s’exprimer et qui reproduisent les inégalités sexistes : les besoins masculins prédominent, évidemment ; certains consommateurs iront même jusqu’à se plaindre d’une offre de service cantonnée à des professionnelles jugées trop matures !
    Ah oui, on peut faire signer des contrats, on peut affirmer comme une évidence que l’acte est purement technique ! Pourtant, il est clair que pour tous et pour toutes, l’enjeu sentimental sera là. Il est incontournable ! C’est lui le tabou de notre société.

    Car le préjugé est bien qu’un corps handicapé ne peut pas plaire. Il n’a jamais été celui d’un corps handicapé qui ne peut pas désirer. Bien au contraire. De Priape, ce demi-dieu fils de Zeus condamné à avoir un corps difforme et un sexe monstrueusement développé jusqu’au peintre Toulouse-Lautrec, la doxa a toujours craint les handis pour leur désir sexuel.
    Ainsi, la proposition d’accompagnement sexuel coule bien dans le sens commun d’un corps incapable de faire éprouver du désir en même temps qu’il éprouve un désir implacable. Il faudrait alors que la loi soit là pour l’assouvir. Cette proposition n’apporte aucune solution puisque se reconnaître dans le regard de l’autre est le seul besoin.

    Notre corps physique est malade, déformé, mortel et en un mot : handicapé. Ce corps-là, il faut s’en occuper. Dans ma vie, on s’en est largement occupé, c’était prioritaire.
    Alors l’adolescence a été difficile : le monde me disait que le seul corps valable est un corps valide et, de préférence beau et fort. Les médias me présentaient des corps qui n’étaient pas le mien et me disaient qu’en dehors de ces corps-là, aucun autre n’était digne d’intérêt amoureux ou sexuel...
    Nous, ce n’est pas pareil, nous sommes exclus de tout. Je me rappelle de ma gêne à 13 ans, lorsque une animatrice du Planning Familial est venue nous parler de la manière d’utiliser un préservatif et de l’urgence de se protéger. J’ai baissé les yeux en me disant qu’avant de penser à se protéger, il fallait déjà avoir une sexualité avec l’autre. C’était comme si toute la société me criait qu’à cause de mon handicap je n’étais pas soumis au débat sur les discriminations sexistes, je n’étais pas soumis aux risques de transmission des IST, je n’étais finalement pas dans le même monde que celui des copines obligées de se poser la question de l’IVG à 13 ans.
    On me disait pourtant bien le contraire : des amis et amies plutôt moches avaient des relations et me disaient que je ne devrais pas m’estimer fatalement moins désirable que d’autres, que l’essentiel est à l’intérieur... C’était bien joli ! Mais ces ami-e-s là, avaient des corps normaux. Mon corps différent apportait l’ultime argument pour justifier aux yeux de tous, y compris parfois aux yeux de moi-même, la conviction de ma disqualification.

    Petit à petit, j’ai construit d’autres normes. J’ai rencontré des personnes qui, comme moi, pensaient le corps, autrement. Je me suis dit qu’il ne tenait qu’à nous de ne pas suivre des modèles dans lesquels nous serions forcément perdants. Personne n’a le droit d’imposer des limites au-delà desquelles une personne n’est pas séduisante : le fauteuil, la bave, la trachéotomie ou l’incontinence.
    Désormais le combat contre le sexisme et l’homophobie est aussi le mien, au même titre que celui de mon accès au monde.
    J’ai aussi rencontré des personnes que je qualifiais de normales et que la vie avait blessées beaucoup plus que moi et bien différemment. Celles-là aussi étaient soumises à la violence des normes et des préjugés. La sexualité n’est facile pour personne. Elle est même douloureuse pour beaucoup.
    Si bizarroïde que soit mon corps, indifférencié de toute ma personne, il était quelquefois le bienvenu pour combler quelques vides et panser quelques plaies. C’est sans doute que, handicapé ou non, le corps a un autre aspect, plus discret, plus fragile peut-être que l’aspect physique et mortel. Ce corps est aussi celui que nous avons et qui nous fait accéder au statut d’humain. Il est à nous et c’est le seul que nous ayons pour vivre tout ce que nous voulons vivre. Il n’est pas moins légitime que le corps des autres.

    Pour chacun, chacune de nous, il y a bien à combattre ces idées qui touchent tout le monde et tous les corps : les normes esthétiques qui contraignent, magnifient, méprisent ou excluent. Ces normes esthétiques qui imposaient à ma petite sœur de 13 ans de mettre des strings. Cette société sexiste qui me disait que celles qui portaient ce genre de sous-vêtements étaient « toutes des salopes ». Ce pays où, 220 fois par jour, une tentative de viol est commise. Ce monde là, violent, nous l’habitons tous.
    Il nous faut refuser que la valeur essentielle soit la force, le corps normalisé, aseptisé, musclé, épilé jusqu’à l’excès, la beauté de magazines, la plastique valide et efficace. De l’homme-machine à la femme-objet il faut refuser de participer aux petites dominations mesquines qui nous donnent l’illusion que nous appartenons au groupe des dominants.
    Nous nous épuisons à courir après l’accès à des valeurs qui privilégieront toujours des corps que nous n’avons pas.
    Nous sommes nés dans une société qui découvrait des hommes et des femmes handicapé-e-s qui voulaient être des citoyens et des citoyennes à part entière. Comme beaucoup d’autres franges de la population (appelées minorités), il nous faut nous battre, défendre et parfois construire nous-mêmes les définitions des termes d’autonomie et d’inclusion. La sexualité ne peut être entendue comme un besoin spécifique hors de l’idée d’un accès à l’éducation, à la prévention, à l’intimité et à la liberté.

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