La civilisation libérale réalise le fondement social de tout régime totalitaire - L’Etat, Bernard Charbonneau, 1949
C’est dans l’#économie libérale que s’est élaboré le plus efficacement le monde totalitaire. Dès le début du XIXème siècle la centralisation politique s’est renforcée d’une organisation économique qui tendait à concentrer la puissance en un seul point d’où dépendait tout le reste. Ainsi s’est formée une #humanité habituée à subir, et à subir sans comprendre, pour laquelle le mot de #liberté s’est vidé progressivement de tout contenu. Si nous considérons la tendance de la #technique actuelle à réserver la connaissance à une minorité de spécialistes comme elle réserve la puissance à quelques patrons ou directeurs, sa tendance à s’étendre méthodiquement à tout, sans autre principe que celui de l’efficacité pratique, alors nous pouvons bien affirmer qu’en dehors de toute volonté politique consciente le monde libéral tendait bien à devenir un monde totalitaire, où la #démocratie sociale devenait aussi absurde que la démocratie politique.
La démocratie tend au partage de la vérité et de la puissance entre tous les #citoyens, la technique tend au #monopole de la vérité autant qu’à celui du pouvoir. Nous payons chaque perfectionnement d’une complication et d’une contrainte, - le tout est de savoir si ce perfectionnement vaut ce prix. Comme le rouage s’ajoute au rouage, l’explication s’ajoute à l’explication, et dans la mesure où l’organisation englobe de nouveaux domaines, elle multiplie les interférences. Ainsi, le sens commun à tous les hommes ne suffit plus, l’individu ne peut plus réaliser la condition de base de toute démocratie : une connaissance élémentaire de ses intérêts matériels, car ceux-ci dépendent d’une foule d’éléments qu’il ne peut plus atteindre directement. Pour juger sérieusement de son #salaire, il lui faut désormais connaître le mécanisme de la #monnaie, le système fiscal, l’économie française et sa situation dans l’économie européenne : une #culture politique et juridique du niveau de la licence en #droit. Dans ces conditions le citoyen ordinaire n’essaie même plus de comprendre, il se jette sur l’explication que lui prépare la #propagande ; atrophiant son aptitude à s’expliquer, la complexité du monde actuel le livre au simplisme du #slogan. Plus les techniques deviennent hermétiques et rigoureuses, plus leur vulgarisation devient vulgaire : l’image ou l’incantation qui s’adresse aux nerfs de la foule compense la formule mathématique qui s’adresse à l’intellect du technicien.
Submergé par la multiplicité des faits où l’économie complique la #politique et la politique l’économie, l’individu se détourne d’un #pouvoir qui n’a plus de sens pour lui ; sa condition étant d’être dépassé, sa réaction est de s’abandonner. Dans la #nation, dans l’#armée, dans le parti, et dans un #syndicalisme bureaucratisé, il n’est plus qu’un rouage habitué à subir l’impulsion d’un état-major d’administrateurs. Le sens commun - et son représentant le Parlement - n’a plus d’autorité ; dans une société technicisée, ce sont les bureaux qui gouvernent. Le Parlement n’est que le mensonge [...] qui permet aux hommes d’esquiver le problème posé par la fin du bon sens.
Partout où pénètre la technique recule la liberté, car à la différence de la pensée libérale, ses vérités sont sans appel et leur exécution automatique. La technique comme la #loi impose à tous la même discipline, et partout où elle s’établit, s’établit la loi qui peut seule rendre ses applications possibles : la discipline totalitaire dans ce qu’elle a d’apparemment légitime ne fait qu’exprimer en clair la discipline industrielle. Ainsi sous le couvert du #libéralisme, l’évolution économique réalise dans la vie quotidienne des individus la condition fondamentale du #régime_totalitaire : la démission de l’homme, qu’il s’agisse de l’#indifférence atone du plus grand nombre à des déterminations qui les dépassent ou de la participation frénétique de quelques-uns.
[...] L’#impuissance individuelle mène au culte de la puissance collective. Quand l’#individu se tourne vers lui-même, il ne trouve qu’incertitude, vide et débilité ; mais quand il considère le monde qui le domine il voit triompher la force. Tout le dissuade de chercher l’autorité autant que le pouvoir en lui-même pour le tourner vers la puissance collective. Tandis que se dressent toujours plus haut des buildings ; dans la fissure de la rue passe l’individu, perdu dans la foule, mais suivi par les contraintes de l’argent et de la loi comme par son ombre ; et sur lui s’effondrent guerres et révolutions, qu’il ne peut que suivre. Alors écrasé, il compense ses complexes d’infériorité individuelle par ses complexes de supériorité collective : celle de sa nation, de son parti ou de sa classe. La révolte de l’individu alimente ainsi les forces qui l’anéantissent.