• Je vais oser le dire : enseigner, pour un aveugle, est souvent moins difficile que pour un voyant. On objecte toujours la grave question de la discipline. Mais, je le demande : n’y a-t-il pas des professeurs voyants que leurs élèves ne respectent pas ? Clairement, la discipline vient de l’autorité naturelle, de la force morale, de la vie qu’un maître sait infuser à son #enseignement. L’autorité morale n’a rien à faire avec les yeux.
    Mon métier, je l’ai exercé pendant vingt-quatre ans, sans jamais rencontrer de difficulté dont la perte de mes yeux soit responsable. C’est tout le contraire. Une classe, un cours, c’est un exercice de l’esprit et du caractère. Cela se fonde entièrement sur le pouvoir que nous avons de manipuler notre #vie_intérieure et de la communiquer à d’autres. Dans ce domaine, la cécité est une école sans rivale.
    Qu’ai-je besoin, si je me trouve devant mes étudiants, d’observer la position de leurs bras et de leurs jambes, qu’ai-je besoin de suivre sur leurs visages tout le jeu confus de leur distraction ou de leur curiosité ? La cécité m’a fait connaître un autre espace physique qui les sépare de moi et me sépare d’eux. Cet espace, c’est celui où les mouvements de l’esprit et de l’âme se font. J’en ai une longue pratique. et un silence, une certaine qualité de silence, m’en dit bien davantage sur le degré de compréhension ou d’intérêt ou de contestation que je provoque, que ne le ferait un film en gros plans et au ralenti de leur présence physique.
    Ce qui cause l’#échec de tant d’enseignants aujourd’hui (et l’Europe comme l’Amérique retentissent depuis peu du bruit de cet échec), c’est leur impuissance à sortir de leur tête. Beaucoup d’entre eux sont compétents, beaucoup s’efforcent de façon louable ; mais très peu savent entrer dans cette région qui est la seule où l’enseignement peut fleurir : l’espace commun entre les esprits. La cécité est venue à mon aide. Par elle, j’avais tant exercé les techniques spontanées de l’échange : l’interprétation des voix, l’interprétation des silences. Plus encore, grâce à la cécité, j’avais appris à lire une légion de signes qui me venaient des autres et qui, ordinairement, échappent à l’observation des voyants. S’il est un domaine où la cécité vous rende expert, c’est dans celui de l’invisible.

    Jacques Lusseyran, L’aveugle dans la société. Conférence du 14 avril 1970 à Zurich (Suisse).
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Lusseyran
    #éducation #pédagogie #validisme

    • lu dans @chezsoi

      Préoccupé par la prédominance croissante de la vue dans l’enseignement et la critique de sa profession, l’architecte finlandais Juhani Pallasmaa a consacré à cette question un bref essai d’une grande acuité. Dès la Grèce antique, la culture occidentale a considéré la vue, assimilée à la connaissance, comme le sens le plus noble. Férue d’abstraction et de rationalisation, inondée d’images, notre époque la met plus que jamais à l’honneur. De surcroît, elle privilégie le regard ciblé au détriment de la vision périphérique, pourtant essentielle : la perception périphérique inconsciente « transforme les formes rétiniennes en expériences spatiales et corporelles » ; elle « nous enveloppe dans la chair du monde », « nous intègre à l’espace », alors que la vision ciblée nous en expulse.

      Ce déséquilibre des sens contribue à notre sentiment d’étrangeté au monde. Le regard induit en effet une attitude de mise à distance, d’objectivation, de domination : « Nous fermons les yeux quand nous rêvons, écoutons de la musique ou caressons ceux que nous aimons. » En revanche, le toucher permet le contact, l’implication, l’appartenance : on peut imaginer un regard nihiliste, mais pas un « toucher nihiliste ».