• Mon espace intérieur n’est plus à moi

    Voulez-vous bien faire un exercice avec moi ? Tenez ! cela coûte si peu : engageons-nous à le faire dès ce soir. Ce soir, à l’heure d’aller nous coucher, arrêtons-nous deux minutes. Deux minutes suffisent. Deux minutes, c’est long pour un homme qui s’arrête. Et demandons-nous ce que nous contenons. Ce que je vous propose, en somme, c’est un examen de conscience. Oui, mais concret et, si je puis dire, matériel. Car il y a en chacun de nous un espace intérieur qu’il faut traverser, parcourir comme un espace véritable, en regardant quels objets sont là et où ils sont.
    C’est un grouillement d’images et de sons que nous allons trouver - des sons qui éclatent et ne se terminent pas, des bouts d’image dont aucune ne réussit à devenir une forme. Nous allons même trouver des objets plus vagues encore, des sortes de poussées, des mouvements qui ont la force de besoins. C’est le bric à brac ordinaire d’une conscience. Il n’y a vraiment pas de quoi s’étonner. Mais nous allons nous poser une autre question : ces morceaux d’images et de sons, ces fragments de désirs, sont-ils à moi ? Sont-ils à moi, ou d’autres les ont-ils mis en moi ? Est-ce ma voix que j’entends ainsi - ma voix quand je parlais tout à l’heure à quelqu’un ? Est-ce la voix de ma femme, de mes enfants, de mes amis, d’êtres vivants ? Et ces images, est-ce qu’elles me rappellent des objets dont je me suis servi, les lieux où j’ai marché, travaillé ? En vérité, c’est bien peu probable. Les images, ce seront celles de la télévision (pourtant, je ne l’ai regardée qu’une heure). Ce seront celles de toutes ces pancartes, de tous ces signaux qu’on a brandis sous mon nez depuis le matin dans les rues de ma ville, sur la première page des journaux, aux devantures des magasins, et jusque sur le paquet de lessive que j’ai acheté en rentrant. Les voix, ce seront celles des miens, mais jamais seules, toujours mêlées à d’autres voix étrangement familières et entièrement indifférentes - celles de toutes ces femmes et de tous ces hommes que je ne recontrerai jamais, auxquels je n’aurais du reste rien à dire et qui ne me parleront pas. Comment ! Mais ils me parlent ! Ils ne font que cela, à la radio, à la télévision, au cinéma, au téléphone, sur papier, sur bande magnétique... Ils le font, et pourtant rien n’a lieu. Ils ne savent pas à qui ils s’adressent. Ils parlent, mais c’est parce-qu’ils savent que de nos jours la parole se vend.
    Telle est l’odieuse découverte : mon espace intérieur n’est plus à moi. J’y trouve encore quelques objets personnels mais comme une épingle dans un tas de foin. Et mon espace intérieur n’est pas non plus aux autres : je n’ai pas eu le projet de le leur donner. Il n’est à personne. Il est jonché d’objets. Il existait déjà des cimetières de voitures, et je m’en plaignais, car ils détruisent le paysage. Mais voici qu’à mon tour je deviens cimetière de mots, de cris, de musiques, de gestes que personne ne fait pour de bon, d’informations, de recettes, de séquences cent fois répétées et que personne ne veut.

    Jacques Lusseyran - Contre la pollution du moi - Juillet 1971
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