• Comment voyagent les biens culturels

    "Lucien Febvre s’est amusé à imaginer les étonnements d’Hérodote refaisant son périple, devant la flore qui nous semble caractéristique des pays de la Méditerranée : orangers, citronniers, mandariniers importés d’Extrême-Orient par les Arabes ; cactus d’Amérique ; eucalyptus originaires d’Australie (ils ont conquis tout l’espace entre le Portugal et la Syrie, les aviateurs disent, aujourd’hui, reconnaître la Crète à ses bois d’eucalyptus) ; le cyprès, ce persan ; la tomate, peut-être une péruvienne ; le piment, ce guayannais ; le maïs, ce mexicain ; le riz, « ce bienfait des Arabes » ; le pêcher, « ce montagnard chinois devenu iranien » ou le haricot, ou la pomme de terre, ou le figuier de Barbarie, ou le tabac ... La liste n’est ni complète, ni close. Tout un chapitre serait à ouvrir sur les migrations du cotonnier, autochtone en Égypte et qui finit par en sortir pour voyager sur les mers. Une étude serait la bienvenue aussi, qui montrerait, au XVIe siècle, l’arrivée du maïs, cet américain, dans lequel Ignacio de Asso, au XVIIIe siècle, voulait voir à tort une plante à double origine, venue sans doute du Nouveau Monde, mais dès le XIIe siècle aussi des Indes Orientales, et grâce aux Arabes. Le caféier est en Égypte dès 1550 ; le café, quant à lui, est arrivé en Orient vers le milieu du XVe siècle : certaines tribus africaines en mangeaient les grains grillés. Comme boisson, il est connu en Égypte et en Syrie dès cette époque. En Arabie, en 1556, on en interdit l’usage à la Mecque : boisson de derviches. Vers 1550, il atteint Constantinople. Les Vénitiens l’importeront en Italie en 1580 ; il sera en Angleterre entre 1640 et 1660 ; en France, il apparaît d’abord à Marseille en 1646, puis à la Cour vers 1670. Quant au tabac, il arriva de Saint-Domingue en Espagne et par le Portugal « l’exquise herbe nicotiane » gagna la France en 1559, peut-être même en 1556, avec Thevet. En 1561, Nicot envoyait de Lisbonne à Catherine de Médicis de la poudre de tabac pour combattre la migraine. La précieuse plante ne tarda pas à traverser l’espace méditerranéen ; vers 1605, elle atteignait l’Inde, elle fut assez souvent interdite dans les pays musulmans, mais en 1664, Tavernier vit le Sophi lui-même fumant la pipe...

    La liste de ces amusants petits faits peut s’allonger : le platane d’Asie Mineure fit son apparition en Italie au XVIe siècle ; la culture du riz s’implanta au XVIe siècle également dans la région de Nice et le long des marines provençales, la laitue dite chez nous « romaine » fut rapportée en France par un voyageur qui s’appelait Rabelais ; et c’est Busbec, dont nous avons si souvent cité les lettres, qui ramena d’ Andrinople les premiers lilas qui, à Vienne, avec la complicité du vent, peuplèrent toute la campagne. Mais qu’ajouterait cette nomenclature à ce qui, seul, importe ? Et ce qui importe, c’est l’ampleur, l’énormité du brassage méditerranéen. D’autant plus riche de conséquences que, dans cette zone de mélanges, sont plus nombreux dès le principe les groupe de civilisations. Ici, ils demeurent volontiers distincts, avec des échanges et des emprunts à des intervalles plus ou moins fréquents. Là, ils se mêlent dans extraordinaires cohues qui évoquent les ports de l’Orient, tels que nous les décrivent nos romantiques : rendez-vous de toutes les races, de toutes les religions, de tous les types d’hommes, de tout ce que peut contenir de coiffures, de modes, de cuisines et le mœurs le monde méditerranéen."

    [Fernand #Braudel, "La Méditerranée...]