Turck

Journaliste, rédactrice à Orient XXI

  • Israël compte sur les « tribus perdues » pour accroître le nombre de juifs | Middle East Eye

    Face à une majorité palestinienne, les autorités israéliennes cherchent à élargir la définition juridique d’un « juif », afin que des millions de personnes aient aussi le droit d’immigrer dans le pays.

    Israël étudie les moyens d’élargir le champ d’application de la « loi du retour », élément fondamental de la législation israélienne définissant qui est juif, afin d’autoriser l’immigration de millions de personnes.

    Une commission gouvernementale mandatée le mois dernier permettra de déterminer si le droit à l’immigration devrait être étendu aux « groupes ayant des liens avec le peuple juif ». Cela inclurait ce qu’on appelle les « tribus perdues », ces communautés loin d’Israël - en Inde, en Amérique latine et ailleurs - qui prétendent avoir eu des ancêtres juifs.

    Cette initiative fait suite à une récente déclaration de Silvan Shalom, ministre de l’Intérieur et proche allié du Premier ministre Benjamin Netanyahou, où il exprimait son intention d’appliquer « la politique la plus libérale possible en matière d’immigration, pour faire venir des gens du monde entier ».

    Selon les experts, la modification de la loi pourrait rendre éligibles à l’immigration plus de trois millions de personnes supplémentaires, qui recevraient instantanément la citoyenneté israélienne.

    La création de cette commission semble refléter l’inquiétude grandissante des autorités : Israël serait en train de perdre contre les Palestiniens la « bataille du nombre ». Question devenue d’autant plus pressante que Netanyahou refuse d’engager des pourparlers pour mettre fin à l’occupation et créer un État palestinien.

    Sergio DellaPergola, démographe de premier plan à l’université hébraïque de Jérusalem, a récemment sonné l’alarme : les Palestiniens sont désormais majoritaires dans la zone sous autorité israélienne comprenant Israël et les territoires occupés. Israël comprend une importante minorité d’1,5 million de citoyens palestiniens.

    Cela fait plus de 10 ans que les taux d’immigration juive sont au point mort, alors que les Palestiniens continuent globalement d’afficher un taux de natalité plus élevé que celui des juifs israéliens.

    Loi « raciste et antidémocratique »

    La loi du retour, adoptée en 1950, limite l’immigration en Israël à ceux qu’elle définit comme juifs. C’est à dire, actuellement, toute personne ayant un grand-parent juif. Ces gens ont le droit d’amener avec eux un conjoint et tous leurs enfants, et leur famille est éligible à un large éventail d’avantages financiers.

    Des historiens expliquent que la loi du retour ainsi qu’une autre loi accordant aux non-juifs une citoyenneté spéciale ont été conçues pour garantir le maintien d’une forte majorité juive, suite à l’expulsion de 750 000 Palestiniens pendant la guerre de 1948 qui a donné naissance à Israël.

    Jamal Zahalka, membre arabe du parlement israélien, a accusé le gouvernement de chercher à exploiter encore davantage une « loi raciste et antidémocratique ».

    « La loi du retour a été créée spécifiquement pour permettre l’immigration de millions de juifs n’ayant aucun lien avec cette terre et d’empêcher le retour de millions de réfugiés palestiniens et de leurs descendants chez eux », a-t-il déclaré à Middle East Eye.

    « Cette loi est immorale et donne aux immigrants plus de droits qu’aux populations autochtones. Elle doit être abolie, et non pas modifiée aux fins d’attirer toujours plus de gens dans notre pays. »

    Selon les chiffres officiels, la loi du retour a, jusqu’à ce jour, permis à quelque trois millions de juifs d’immigrer en Israël.

    Voici ce qu’Ilan Pappé, historien et chroniqueur israélien, a déclaré à MEE : Israël espère qu’« avec l’endoctrinement adéquat et des incitations suffisantes, on pourra donner envie d’immigrer à des non-juifs qui ne sont pas arabes, et faire ainsi pencher la balance [démographique] en faveur des juifs ».

    Élargir la définition de l’appartenance juive est « un moyen supplémentaire de dé-arabiser la Palestine - dans le droit fil de la purification et dépossession ethniques » commencées en 1948.

    Un amalgame avec l’apartheid redouté

    De hauts fonctionnaires ont exprimé leurs craintes d’amalgames croissants avec l’apartheid s’il apparaissait qu’une minorité juive exerçait son pouvoir sur une majorité palestinienne. Dès 2007, le Premier ministre de l’époque, Ehud Olmert, avait émis le même avertissement.

    Ces préoccupations sont d’autant plus fortes que plusieurs membres de la coalition de droite menée par Netanyahou sont notoirement favorables à l’annexion de la Cisjordanie, ce qui renforcerait le contrôle israélien sur les Palestiniens de cette région.

    Mohammed Zeidan, directeur de l’Association des droits de l’homme de Nazareth, a déclaré que la refonte de la loi du retour trahissait en fait la panique croissante du gouvernement devant les courbes démographiques.

    « Il devient de plus en plus évident que, dans la zone sous contrôle d’Israël, sévit un système d’apartheid qui ne donne pas aux Palestiniens les mêmes droits qu’aux juifs », a-t-il dit à MEE.

    « Quand un État prétendument démocratique doit instrumentaliser la démographie pour justifier de maintenir une communauté sous le contrôle d’une autre, c’est le signe d’un grave problème. »

    Les politiciens israéliens ont toujours fait preuve de prudence à l’idée de changer la loi, car ses dispositions causent déjà de grandes tensions avec les autorités rabbiniques orthodoxes du pays.

    Les rabbins orthodoxes croient que seuls sont habilités à se définir comme juifs ceux dont la mère est juive - définition beaucoup plus étroite, fondée sur la tradition religieuse.

    Tout indique, cependant, que le ministère de la Diaspora israélienne, en charge des relations avec les communautés juives à l’étranger, passera outre et recommandera l’élargissement du vivier d’immigrants potentiels.

    Communautés défavorisées

    Mohammed Zeidan a fait remarquer que la plupart des communautés juives traditionnelles hors d’Israël - aux États-Unis, en France, en Allemagne et au Royaume-Uni - prospèrent et ne montrent guère d’intérêt à venir s’installer en Israël.

    Au début de l’année, suite aux violentes attaques subies par les communautés juives à Paris et Copenhague, Netanyahou a exhorté les juifs européens à venir habiter en Israël, affirmant que c’était le seul endroit où ils seraient en sécurité. Or, les statistiques de cette année montrent que, jusqu’à présent, les taux d’immigration n’ont pas enregistré la hausse espérée.

    Une nouvelle catégorie de communautés juives « émergentes » accorderait des droits aux communautés pauvres et vulnérables de tous les pays en voie de développement, plus susceptibles d’être tentées d’immigrer en Israël.

    Les organisations de droite font depuis des années pression pour la reconnaissance des « tribus perdues », ainsi que de ceux qu’on appelle les « Beit Anusim », dont les ancêtres ont été contraints de se convertir au christianisme pendant les inquisitions espagnole et portugaise.

    « Les juifs prospères ne demandent pas à immigrer. Israël a donc besoin de trouver d’autres communautés, moins privilégiées, qu’il sera plus facile de pousser à immigrer pour venir combler le déficit », a déclaré Zeidan.

    Un succès notable a été enregistré avec les Bnei Menashe, une communauté habitant une zone reculée du nord-est de l’Inde. Bien que la loi du retour l’interdise, le gouvernement Netanyahou les a autorisés à immigrer en grand nombre en 2012.

    Pour le quotidien Haaretz, cette décision d’organiser sur fonds publics l’immigration d’une communauté non juive est un fait « sans précédent ».

    Shavei Israël, une organisation fondée en 2004 qui fait du lobbying en faveur des Bnei Menashe, a célébré en juin l’arrivée du 3 000e immigrant de cette communauté. 7 000 autres se trouvent encore en Inde.

    Influence des colons

    L’idéologie de droite de mouvements comme Shavei Israël a été prouvée lorsque la plupart des nouveaux immigrants ont été logés dans des colonies illégales en Cisjordanie. Dernièrement, un groupe de près de 80 Bnei Menashe a été envoyé dans des colonies juives établies dans le Golan, territoire syrien illégalement annexé par Israël depuis 1967.

    Jamal Zahalka a fait remarquer que le ministre israélien de l’Immigration, Ze’ev Elkin, photographié en train d’accueillir les nouveaux arrivants, est lui-même un colon qui a publiquement soutenu l’annexion de la totalité de la Cisjordanie.

    « La droite souhaite élargir la définition de ce qu’est un juif afin de pouvoir introduire dans les colonies le plus grand nombre possible de ces nouveaux immigrants », a-t-il dénoncé.

    « Le but est d’arriver à une solution sioniste et l’établissement d’un État unique en repoussant de force les Palestiniens dans des enclaves, pour ensuite confisquer leurs terres et les donner à des juifs. Pour atteindre leur objectif, ils ont besoin d’attirer ici toujours plus de gens, pour rendre légitime le vol de toujours plus de terres aux Palestiniens ».

    Selon certains médias israéliens, des indices montrent que le gouvernement serait en train de biaiser la composition de la commission pour être sûr qu’elle entérinera sa décision de modifier la loi du retour.

    Dvir Kahana, directeur général du ministère de la Diaspora et créateur de la commission, est un colon éminent. Il occupait auparavant un poste élevé au sein d’Elad, organisation d’extrême-droite qui œuvre à installer des juifs au cœur même du grand quartier palestinien de Silwan à Jérusalem-Est.

    Kahana a nommé au bureau de la commission des fonctionnaires susceptibles de soutenir une augmentation de l’immigration et ainsi renforcer les colonies.

    Des liens avec Netanyahou

    Le ministère de la Diaspora a refusé de répondre aux questions des journalistes. Cependant, dans un communiqué, Dvir Kahana a affirmé qu’il y a « une prise de conscience grandissante de l’existence de larges groupes qui ne peuvent en aucune manière se définir comme juifs, mais qui possèdent certains liens avec le peuple juif ». Il a ajouté que, de ce fait, « se pose la question des liens que le gouvernement devrait avoir avec eux ».

    Michael Freund, fondateur de Shavei Israël, a pris la tête de la campagne en faveur de l’extension des droits à l’immigration aux « tribus perdues ». C’était un proche collaborateur de Netanyahou à la fin des années 1990. Freund a écrit qu’Israël doit « aborder de façon plus créative comment remédier à l’érosion permanente du profil démographique juif du pays ».

    Shavei Israël n’a pas souhaité faire de commentaires. On lit cependant sur son site web : « Le peuple juif est actuellement confronté à une crise démographique et spirituelle, dans des proportions sans précédent ». « Nous sommes de plus en plus faibles en nombre » a-t-il ajouté, et il est donc du devoir d’Israël « de tendre aimablement la main à tous ceux qui souhaitent retourner au pays ».

    Outre celle des Bnei Menashe, Shavei Israël énumère d’autres communautés importantes qu’il espère attirer en Israël, notamment celles implantées actuellement au Brésil, en Russie méridionale, en Pologne, en Chine, au Pérou, en Turquie et en Afrique.

    Haaretz a demandé au ministère de la Diaspora si Freund prodiguait ses conseils à la commission mais le journal n’a obtenu aucune réponse.

    Le ministère a officiellement invité des experts à s’exprimer devant la commission, et leurs avis ont souligné les avantages politiques de recruter des communautés juives « émergentes ». Ces communautés pourraient être recrutées pour contribuer aux campagnes de hasbara gouvernementale, c’est-à-dire ses efforts pour améliorer l’image d’Israël dans le monde.

    La commission devrait présenter ses conclusions dans six mois.

    À la poursuite du « gène juif »

    Le concept de « tribus perdues » a suscité la controverse en Israël. Les tests effectués sur les Bnei Menashe, entre autres groupes soutenus par Shavei Israël, n’ont pas trouvé trace de marqueurs génétiques indiquant une ascendance juive.

    D’autres critiques ont fait valoir qu’on se fourvoie de toute façon à s’acharner à trouver un soi-disant « gène juif » et que cette recherche répond à des objectifs purement politiques.

    Dans son livre paru en 2009, L’Invention du peuple juif, Shlomo Sand, historien de l’université de Tel-Aviv, montre que depuis deux décennies les résultats de la recherche génétique sont contradictoires. Il conclut : « Après tant de coûteux efforts ‘’scientifiques’’, il s’avère qu’il est impossible de définir un juif par un critère biologique, quel qu’il soit. »

    Après examen de la plupart des récents travaux consacrés à la recherche d’un gène juif, c’est aussi le point de vue défendu en 2013 par Eran Elhaik, généticien israélien à la John Hopkins School of Public Health de Baltimore.

    Dans une interview accordée au journal Haaretz, il a soutenu que « les conclusions des chercheurs étaient écrites avant même de commencer les recherches. Ils ont commencé par tirer leur flèche pour ensuite peindre autour le centre de la cible ».

    On peut craindre que l’élargissement de la définition d’une personne juive n’exacerbe les tensions existantes dans la société juive israélienne.

    Après l’effondrement de l’Union soviétique et l’arrivée en Israël d’un million d’immigrants dans les années 1990, les autorités rabbiniques en Israël avaient refusé l’identité juive à quelque 350 000 d’entre eux.

    Ces immigrants se sont alors retrouvés dans un vide juridique et social car les rabbins contrôlent exclusivement les questions liées au statut personnel – dont le mariage, le divorce et l’enterrement – pour la population juive. Pour contourner ces restrictions, nombre d’entre eux ont donc été contraints de se marier à l’étranger.
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