Philippe De Jonckheere

(1964 - 2064)

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    En fait je crois que je viens enfin de mettre le doigt dessus, ce n’est pas grand chose a priori , juste quelque chose que je sens depuis longtemps et que je ne suis jamais parvenu à formaliser. Il y a une dizaine, une quizaine d’années, j’étais frappé d’entendre les premières théorisations à propos de ce que l’on pouvait trouver, notamment en matière de création, sur internet, théorisations que l’on trouvait elles-mêmes sur internet, façon l’article de blog sur le sujet des blogs . En soi je ne trouve pas l’idée mauvaise, il y a quelque chose de récursif, voire d’autotélique, donc de pas inintéressant, ça permet de bien comprendre les enjeux, de l’intérieur en somme.

    Et dans ces temps reculés, à la fin du millénaire dernier, pensez si c’est loin, force était de constater que les exemples qui pouvaient soutendre les théories naissantes à propos d’un monde en devenir n’étaient pas légion. J’imagine qu’à ce sujet j’ai du bénéficier avec mon petit Désordre d’une attention sans doute très outrée par rapport à la véritable valeur du truc, je recevais souvent des articles ou même des publications à propos d’internet et je trouvais assez rigolo, mais pas très sérieux, que dans le champ des possibles mon petit Désordre soit si souvent cité. Et il est même possible que j’ai participé à la chose, des fois on m’a invité à la BNF, rendez-vous compte !, pour deviser à propos de l’internet littéraire ou de je ne sais quels autres sujets en relation avec internet, d’ailleurs, c’est drôle jamais la photographie, qui est pourtant, sans doute le seul champ dans lequel je dispose d’autorité, un peu (avec le rugby sans doute), au contraire par exemple de la littérature, surtout quand on sait le nombre de lettres de refus d’éditeurs, pas toutes polies, qui ornent les murs de mes toilettes. D’ailleurs c’est vous dire à quel point c’était prophétique, aujourd’hui plus personne ne semble s’intéresser au Désordre , ce que j’ai d’abord accueilli de façon chagrine, il faut bien avouer, ce que je vis désormais comme une libération, je peux continuer de faire exactement ce que mes caprices m’ordonnent de faire et si ce sont de médiocres séquences d’animation avec de la pâte à modeler, be it .

    Autour de moi, j’étais parfois surpris de voir les uns et les autres, contraints, pensais-je d’abord, à se prendre pour exemple dans leurs efforts de théorisation, je pensais contraints, par le manque d’exemples. En fait j’allais même jusqu’à leur trouver l’excuse de l’habitude quand les exemples commençèrent à venir. Quand cela relevait de l’activisme, je pardonnais aussi.

    Et puis de plus en plus je me suis rendu compte qu’il y avait surtout, et particulièrement à partir de 2006-2007, et les fameux réseaux associaux des enjeux de pouvoir. Le fameux web 2.0 devenait une pratique qui consistait à écrire un article sur soi-même, puis de le syndiquer au meilleur de ses réseaux associaux, au milieu duquel la règle d’or c’était scratch my back I’ll scratch yours , ce qui a nécessairement abouti au résultat finalement prévisible et consanguin, la théorie est venue souligner la pratique et inversement. Dans les années soixante et septante Alain Robbe-Grillet ironisait souvent sur le fait qu’il fût invité dans de nombreuses universités américaines notamment pour deviser à propos du Nouveau roman et que du coup il avait le sentiment de faire cours à propos de lui-même. Robbe-Grillet aimait d’ailleurs beaucoup l’exercice. On peut même se demander de savoir quelle serait la pérénité de son oeuvre sans cette caisse de résonnance des universités américaines. C’est désormais une certaine Christine Angot qui a repris le flambeau de faire cours d’elle-même, très appliquée d’ailleurs, c’est qu’elle est sérieuse la petite Christine, regardez comme son front est froncé, il semble cependant que les universités américaines aient appris leur leçon et ne soient plus si empressées à tendre leurs microphones et leurs amplificateurs à des rois nus.

    Et, comparablement dans le domaine de l’auto étude finalement, je me demande si les chercheurs n’en auraient pas oublié jusqu’aux principes mêmes de ce qui fonde leur discipline, notamment la nécessité de garantir les observations de considérations personelles et je ne dirais pas que, fidèles à Bourdieu s’interrogeant sur son propre microcosme de la sociologie, ils ont tenté un retournement de la lame de leur sens critique en vers eux-mêmes, non, au contraire, bien au contraire, ils sont restés du côté du manche, puisque se prenant désormais de façon entièrement décomplexée, comme leur objet d’étude, ils n’ont pas pu s’empêcher de faire des portraits laudateurs d’eux-mêmes, je crois même que l’époque appelle cela des selfies .

    Alors imaginez un peu le chercheur en matière de selfies (et de toute la pratique des réseaux associaux) !

    Quand le chercheur montre du doigt les couchers de soleil collectionnés par Penelope Umbrico, les followers taguent et retwittent .