• La grenouille et le scorpion : fable épistémologique

    "Un scorpion demande à une grenouille de le transporter sur son dos d’un bord à l’autre d’une rivière. La grenouille refuse au motif qu’elle risquerait d’être piquée à mort pendant la traversée. Argumentant et anticipant les effets avec l’habileté d’un philosophe « utilitariste » pour mieux atteindre son but, le scorpion lui répond qu’il n’y trouverait pour son compte aucun « intérêt » puisqu’il serait aussitôt noyé. Mais lorsque, au milieu de la rivière, la grenouille qui s’est laissé persuader par cette plaidoirie utilitariste s’étonne en mourant de la piqûre irrationnelle du scorpion, celui-ci peut répondre en soupirant, mais toujours aussi rationnellement par rapport à sa vérité vécue du moment : « Je n’y peux rien, c’est dans ma nature... »

    Le scorpion suicidaire est le prototype du politique trompeur qui est trompé par sa propre habileté à improviser une plaidoirie à la fois logique et efficace. Il a réussi à persuader la grenouille et à la berner, mais il n’a pourtant pas eu une ­stratégie délibérée de mensonge, puisque le mensonge lui a été mortel. Dans ­l’histoire, il fait figure de virtuose du calcul utilitariste, floué par son propre ­raisonnement ; et il est tout autant le dindon de cette farce logique que la grenouille, victime, elle, de sa croyance naïve en une rationalité trompeuse. La rationalité de l’anticipation logique et le déterminisme biologique de l’instinct coexistent dans la fable, sans que le refus de la contradiction logique ait pu, à un moment ou à un autre de l’histoire, donner raison à l’un ou l’autre des deux acteurs. Tous deux ont fait assaut d’« anticipation rationnelle » comme disent les économistes, qui basent sur ce concept l’explication des décisions que des firmes prennent sur un « marché » en anticipant la stratégie prêtée à l’adversaire. Mais l’explication scientifique des actes du scorpion et de la grenouille doit se transformer à mesure que les causes de l’action de chacun changent en se succédant dans le temps. Dans un modèle, l’économiste fixe la logique du calcul en substituant le temps du modèle au temps historique ; dans une enquête, le sociologue explore le devenir des interactions, en faisant varier ses méthodes par la mesure ou l’observation de terrain, par la comparaison historique ou statistique, afin de rendre probable une explication qui soit en même temps une interprétation plausible.

    Le scorpion fait ici figure d’anti-Ulysse – si l’on pense à l’Ulysse d’Ulysse et les Sirènes, capable d’anticiper, en son calcul rationnel, les faiblesses à venir d’un autre Ulysse, celui qui devra être lié au mât du navire et avoir les oreilles bouchées de cire pour ne pas entendre le chant des Sirènes et ne pas succomber à ses propres pulsions. A la différence de l’homo œconomicus, l’homo sociologicus fait un usage de la rationalité presque toujours plus proche de celui du scorpion que de celui d’Ulysse. Là commence le partage méthodologique entre deux orientations les sciences sociales, celles du modèle et celles de l’enquête. On peut en effet interpréter de toutes sortes de manières la séquence d’interactions de l’historiette : on construit alors autant de théories explicatives de la catastrophe rationnelle survenue dans une interaction qui a pourtant échappé à des acteurs aspirant conjointement à un arbitrage rationnel de leurs décisions.

    Demandons à la théorie d’un sociologue quel diable d’animal est ce scorpion. Dans sa typologie, Max Weber distinguait quatre « types purs de l’action sociale » : (I) « l’action rationnelle par rapport à des fins » qui en calcule les meilleurs moyens ; (II) « l’action rationnelle par rapport à des valeurs » où le calcul se trouvelimitée par un « commandement » inconditionnel ; (III) « l’action traditionnelle » commandée sans calcul par l’autorité de qui s’est toujours fait ainsi ; et (IV) « l’action affective » qui incline à l’obéissance par l’influence qu’exerce le « charisme » d’un chef, d’un prophète, d’une institution ou d’un livre sacré sur ceux qui reconnaissent sa légitimité. Le scorpion de la fable est wertrational (IIème type). C’est un calculateur rationnel, mais aveugle au coût, pourtant rationnellement prévisible dans le cours d’une psychanalyse, que lui fera consentir son désir de piquer un vivant trop proche, lorsque la pulsion instinctive interviendra en dépit de tout calcul comme une irrésistible « obligation interne ». À la différence d’Ulysse il n’a pas su anticiper sa pulsion. L’inconditionnalité absolue des commandements instinctifs de l’espèce borne ici le calcul rationnel des moyens et des finsen empêchant toute supputation de leur valeur en fonction de leur coût.

    Consultons maintenant un autre sociologue, Pareto par exemple : le scorpion se laisse alors comprendre comme un politique machiavélien. Il est prêt à utiliser n’importe quel argument pour atteindre son objectif : persuader la grenouille de répondre à sa demande. Mais c’est un machiavélien imparfait, puisqu’il est incapable d’anticiper ou de contrôler ses propres réactions non-logiques comme il sait le faire pour manipuler les décisions d’une crédule grenouille. Reste un doute dans cette casuistique de la rationalité : si l’on se reporte aux classifications sociologiques de Pareto aussi précises que celles d’un entomologiste, le scorpion doit-il figurer dans la première ou la deuxième espèce du « quatrième genre de la deuxième classe » des actions sociales ? Selon le critère parétien qui divise en deux le quatrième genre des actions non-logiques – celui de l’erreur de calcul ou de l’absence d’information – il faut trouver des indices pour trancher la question de savoir « s’il aurait accepté, ou non, le résultat objectif de sa stratégie au cas où il l’aurait connu ».

    En consultant sa bibliothèque des grandes œuvres théoriques, le lecteur imaginera sans peine d’autres lectures que wébériennes ou parétiennes de la stratégie du scorpion. Un scorpion pascalien, marxien, durkheimien, mertonien, darwinien, schumpétérien, aronien, statisticien, économètre, théoricien des jeux, simonien, braudellien, bourdieusien, elstérien, freudien, lacanien, herméneute, veynien, foucaldien, interactionniste ou ethnométhodologue laisserait tout aussi facilement interpréter sa rationalité catastrophique dans le cadre d’une théorie scientifique des actions ou interactions sociales. Il suffit, à chaque fois, de faire intervenir dans l’interprétation des actes successifs du scorpion les concepts théoriques qui redéfinissent, dès que le rationalisme utilitariste est à court de raisons, la place et la forme du principe de rationalité dans l’explication de ses actes.

    On n’a que l’embarras du choix entre les explications : « chaînes d’imagination » aussi contraignantes que les « chaînes de nécessité » (chez Pascal) – « intérêt objectif de classe » et « idéologie » (chez Marx) – « contrainte sociale » et « anomie » (chez Durkheim) – « normativité » et « rôles sociaux » (chez Merton) – « sélection naturelle » et « variation » (chez Darwin) – « périodicité de cycles non-isochrones » (chez Schumpeter) – « désillusions du progrès » ou « frustration relative » chez Aron – « degrés de signification statistique » d’une corrélation, mesurés par la distance entre « fréquence théorique » et « fréquence observée » (dans le calcul des probabilités) – « maximum », « optimum » ou équation mathématique (chez les économètres) – « équilibres de Nash », « coordination des joueurs » et « rationalité sous contraintes » (chez les théoriciens des jeux) – « rationalité procédurale » versus « rationalité substantive » chez Simon – « pesanteur du quotidien » versus « jeux de l’échange » chez Braudel – « système de domination » et « intériorisation de la nécessité » (chez Bourdieu) – « autonomie des normes » par rapport aux calculs d’utilité (chez Elster) – « ambivalence » des sentiments et « rationalisation » (chez Freud) – « leurre du désir » et « structure langagière de l’inconscient » (chez Lacan) – intrication de la « temporalité » et du « récit » chez Ricœur – « intrigue » historique versus poids de la « quotidianité » (chez Veyne) – « diversité des scènes sociales » (chez Goffman) ou accoutability des comportements (chez Garfinkel).

    Il y a toujours pour un acteur mille bonnes raisons, « compréhensibles » à un interprète rationnel,de n’être pas rationnel, au sens de la définition de la rationalité qui peut entrer dans un modèle de calcul. Il est clair, en tout cas, qu’un modèle formel ne fournit aucun moyen d’entrer dans les raisons des acteurs, et encore moins d’articuler les « causes » des actions sur les « raisons » des acteurs : il a fallu aux économistes – toute syntaxe exigeant une sémantique – doter à la va-vite leurs calculateurs fantômes d’une « psychologie de convention », qui n’explique que les décisions d’acteurs « purs » dans une « théorie pure ». Dans les modèles de décision rationnelle, le décideur (individu ou firme) ne se contredit jamais, il cherche toujours à maximiser son intérêt ; il recherche toujours le maximum d’information, il calcule au plus juste ce que coûte un moyen par rapport à un autre, il compare le coût de l’obtention d’une information ou de l’établissement d’une transaction en le rapportant aux conséquences qui découleraient du choix d’en faire l’économie : nous voilà bien loin de l’histoire des sociétés et des drames singuliers qui s’y nouent.

    Mais attention ! La pluralité de leurs théories ne condamne pas les sciences sociales au scepticisme ; pas davantage à renoncer à la démarche scientifique. Si l’interprétation de l’historiette se prête indifféremment à toutes sortes d’herméneutiques, c’est précisément que l’interprète de l’action du scorpion ne dispose d’aucune autre données sur le contexte du « cas » que le récit d’une aventure unique. Aucune série d’indices ou de vestiges, pas de récits ou de sondages sur les rencontres entre scorpions et grenouilles : donc pas de possibilité de comparaison historique. Pas d’ethnographie ou d’écologie des fossés où cohabitent grenouilles et scorpions ; aucune cartographie de leurs trajets et habitats. Pas de corpus : donc pas de recours possible aux méthodes statistiques ; impossible de calculer la proportion des scorpions fossilisés au fonds des cours d’eau pour en comparer les variations à celles de la proportion des grenouilles qui y vivent ; encore moins, dispose-t-on de protocoles d’observation ou de tests expérimentaux conduits sur des échantillons raisonnés ou représentatifs de scorpions ou de grenouilles. L’historien de cette rencontre sans lendemain entre une grenouille tombée du ciel et un scorpion miraculeux se trouve placé devant une histoire sans passé ni concomitants.

    Dans une tâche analogue – tenir et améliorer des raisonnements explicatifs – les sciences historiques ne sont pas aussi démunies. Elles disposent d’une panoplie de méthodes et de schèmes de raisonnement permettant de composer ces méthodes pour traiter leurs données d’observation et les interpréter dans une argumentation explicative : « variations concomitantes », « simulation » des effets dans un modèle, « tests de signification » pour chiffrer la probabilité d’une interaction entre variables, algorithmes de calcul fournis par les statistiques « descriptive » ou « analytique », échantillonnage et enquête de terrain. Mais aussi comparaison historique de faits « analogues » ou « contrastés » prélevés dans des contextes proches ou éloignés, critique interne et externe de documents écrits ou oraux, « analyse structurale » des textes ou analyse « pragmatique » des situations de parole, mise en série de vestiges, essais de langages conceptuels différents pour comparer leur force probatoire dans l’explication et l’interprétation etc. Toutes ces méthodes organisent des « styles d’argumentation » fort différents, qui fondent à leur tour des styles d’interprétation, jamais complètement traduisibles l’un dans l’autre, par lesquels des théories différentes construisent différemment leurs faits. Une explication économique ne réfute pas une explication sociologique, et vice-versa ; ni une interprétation psychanalytique une interprétation anthropologique. Ce qui caractérise le statut épistémologique des sciences sociales c’est que leurs raisonnements ne peuvent transmettre la vérité d’une proposition à la suivante comme dans une chaîne déductive. Mais ces sciences ont en commun une autre manière de prouver : faire converger des preuves de forme logique différente dans un argumentaire d’ensemble, leurs arguments dans un langage de l’interprétation, leurs interprétations dans une théorie plausible.

    Tout comme les interprétations multiples de la stratégie d’un scorpion qui, pour traverser une rivière, a trouvé malgré lui le moyen de se suicider en toute rationalité avec la complicité d’une grenouille qui s’est laissé assassiner pour avoir trop fait confiance à la validité universelle des calculs d’utilité, les théories interprétatives des sciences sociales restent inévitablement multiples et concurrentes. Leurs données d’observation ne permettent jamais, en effet, de les départager ni par une démonstration logico-mathématique qui opérerait comme dans un pur système formel, ni par un raisonnement expérimental qui pourrait être mené de bout en bout « toutes choses égales par ailleurs ». Pourtant, selon les « cas » considérés, leurs mesures ou leurs estimations quantitatives, leurs descriptions ou leurs argumentations, leurs généralisations théoriques ou leurs présomptions explicatives ne sont pas équivalentes. Les théories fondées sur l’enquête historique sont inégalement probantes, leurs intelligibilités sont inégalement robustes selon la pertinence des matériaux empiriques qu’elles ont rassemblés et selon le style de preuve qui soude dans un argumentaire leurs méthodes de traitement des données.

    Les sciences historiques sont des sciences où faire preuve n’est jamais une simple question de tout ou rien, comme dans un jeu à somme nulle où une proposition démontrée ne peut gagner sa vérité que pour autant que la proposition contradictoire y perd toute la sienne par l’efficace de cette même démonstration. C’est une question de plus ou de moins dans « l’allongement du questionnaire ». Les réponses au questionnaire que le chercheur administre à un objet historique sont d’autant mieux descriptives qu’elles sont plus détaillées. Mais elles ne deviennent plus véridiques que si les questions auxquelles elles répondent sont devenues en même temps plus pertinentes pour le sens du questionnement. L’amélioration des explications ne peut, ni théoriquement ni empiriquement, être ici séparée de la valeur des interprétations qu’elles apportent. La « densification de la description », son caractère plus ou moins « fouillé », est condition nécessaire mais non suffisante de l’amélioration de la preuve, puisque la force de celle-ci ne peut elle-même être évaluée qu’en fonction de l’adéquation de l’argumentaire au cas singulier. Dans le langage épistémologique qu’employait Max Weber, l’« adéquation causale » d’une assertion historique n’est pas séparable de son « adéquation quant au sens » : cette caractéristique, valable dans toutes les sciences historiques, qui sont à la fois des sciences de l’enquête et des sciences de l’interprétation, explique les possibilités de renouvellement indéfini de la recherche historique. Que l’analyse historique soit interminable ne prouve rien contre sa scientificité, pas plus que le caractère « interminable » d’une analyse de l’inconscient ne fait de la psychanalyse une science de chimère :

    « Il y a des sciences auxquelles il a été donné de rester éternellement jeunes. C’est le cas de toutes les disciplines historiques, de toutes celles que le flux éternellement mouvant de la culture alimente sans cesse en nouvelles problématiques. Au cœur de leur tâche sont inscrits en même temps le caractère provisoire de toutes les constructions idéal-typiques et la nécessité inéluctable d’en construire de toujours nouvelles. »

    Fort heureusement pour « l’intérêt » scientifique des recherches menées dans les sciences sociales, l’histoire des sociétés humaines n’offre pas aux chercheurs des données aussi raréfiées que l’historiette romanesque du scorpion, diplômé en économie à Princeton, brillant avocat de l’anticipation rationnelle, mais incapable de l’intuition non-logique – ou d’un rien de psychanalyse – qui lui aurait permis de suspecter la duplicité de ses règles de décision pour anticiper un peu plus « raisonnablement » les risques de son talent de calculateur."

    Jean-Claude Passeron

    https://ress.revues.org/655