enuncombatdouteux

NI ACTUALITÉS NI COMMENTAIRES, ..... DU COPIER-COLLER ET DES LIENS... Un blog de « curation de contenu » : 82 LIVRES , 171 TEXTES et 34 DOCUMENTAIRES :

  • Guantanamo, un monstre américain

    http://www.lemonde.fr/international/article/2016/02/26/guantanamo-un-monstre-americain_4872601_3210.html

    Il se tient droit, marche un livre ouvert entre les mains, le regard dans le vide. Le détenu dont on ne connaîtra pas le nom marche ainsi devant chacune des cellules individuelles de son bloc pénitentiaire. Il marche et tourne en rond sans interruption. L’homme porte une longue barbe, un long tee-shirt et un short beiges, de larges sandales  ; il semble réciter du bout des lèvres quelques prières ou sourates du Coran. A aucun moment il ne s’arrêtera devant la vitre sans tain à travers laquelle les visiteurs l’observent. Le détenu tourne, toujours au même rythme, comme s’il avait décidé de se soustraire à sa condition carcérale dans un vertige spirituel sans fin.

    Guantanamo, camp n° 6, au cœur du centre de détention de la base navale américaine à Cuba. Là où les autorités militaires enferment les prisonniers dits, d’après la terminologie locale, «  highly compliant  », «   extrêmement accommodants  » en français, ou «   dociles  », selon les définitions. A côté, à une vingtaine de mètres à peine, face à la mer, formidablement gardé, grillagé et barbelé lui aussi, le camp n° 5, l’autre centre carcéral aux blocs quasi identiques, mais où sont enfermés les détenus «  non coopératifs  », c’est-à-dire «   hautement dangereux pour eux-mêmes, pour les autres prisonniers ou les gardiens   », toujours d’après les critères de l’armée.

    Nous avons été autorisé à voir «   l’homme au livre   », comme une dizaine d’autres détenus, par le Pentagone, responsable du centre. Une visite de deux jours accordée à une poignée de médias, dont Le Monde,(...)

    Et pourtant. Le 22 janvier 2009, à peine deux jours après son investiture, Barack Obama signe un décret présidentiel ordonnant la fermeture du camp dans un délai d’un an. L’un des principaux symboles de l’ère George W. Bush avait été la cible du candidat démocrate lors de sa campagne. Le candidat à la vice-présidence, Joe Biden, l’avait même qualifié de « défaite quotidienne ». A plusieurs reprises, M. Obama s’était prononcé en faveur de la mise en place de procédures judiciaires fédérales pour juger les détenus. « Une priorité », avait-il insisté. Dès son installation à la Maison Blanche, il gèlera d’ailleurs pendant cent vingt jours le fonctionnement des tribunaux militaires d’exception instaurés sur l’île par son prédécesseur. Il ira même jusqu’à renommer, dans un étrange euphémisme, les « combattants illégaux » en « belligérants non autorisés » (unprivileged belligerents). En vain.

    L’ultime plan de Barack Obama

    Cruelle répétition de l’Histoire, sept ans plus tard, presque jour pour jour, lors de son ultime discours sur l’état de l’Union, le 12 janvier, Barack Obama s’est vu répéter qu’il continuerait à œuvrer pour fermer le centre de Guantanamo : « Il coûte cher, il est inutile et ne sert qu’à être un prospectus de recrutement pour l’organisation Etat islamique. » Plus récemment encore, ce 23 février, à près de dix mois de son départ de la Maison Blanche, il a déposé au Congrès un ultime plan pour transférer les derniers détenus et fermer le site. Un projet qui prévoit de transférer dans une dizaine de centres pénitentiaires sur le sol américain les prisonniers, mais qui échouera très probablement devant l’opposition des élus. Comment en est-on arrivé là ?

    L’une des erreurs initiales d’Obama a été de croire que son projet de fermeture de Guantanamo allait être soutenu par la majorité démocrate ainsi que par certains élus du camp adverse. Avant même la fin du mandat de son prédécesseur, des voix comme celles des candidats républicains John McCain et Ron Paul s’étaient de fait prononcées en faveur d’une fermeture du site. Or, dès mai 2009, le Sénat, pourtant largement dominé par les démocrates, inflige un camouflet au nouveau président. Il empêche la fermeture de « Gitmo », comme l’appellent les Américains, en refusant à la quasi-unanimité de voter l’enveloppe de 80 millions de dollars (72,5 millions d’euros) au Pentagone et au département de la justice, prévue notamment pour transférer les 242 détenus restants.

    Plusieurs élus, pourtant proches du président, se plaignent d’être mis devant le fait accompli. Ils critiquent l’absence de plan précis pour le suivi juridique des détenus une fois arrivés sur le sol américain. La perspective de libérer des prisonniers dans les Etats inquiète les édiles locaux, qui y voient « un suicide électoral », notent PeterFinn et Anne Kornblut dans une enquête de 2011 du Washington Post.

    Les Républicains, contre la fermeture du camp

    De leur côté, les républicains font campagne sur le thème : « Rencontrez votre nouveau voisin, Khalid Cheikh Mohammed » (surnommé « KSM » par les médias américains), le « cerveau » présumé du 11-Septembre, arrêté en 2003 au Pakistan et transféré en septembre 2006 à Guantanamo. Ils s’opposent à la fermeture du camp autant par loyauté à Bush que par calcul politique. A leurs yeux, l’exécutif tout comme le judiciaire doivent refuser de considérer le terrorisme comme un crime de droit commun. Ils n’hésitent pas pour cela à reprendre à leur compte les informations du renseignement américain selon lesquelles des dizaines de détenus déjà libérés auraient repris le combat. Un argument utilisé encore aujourd’hui par les principaux caciques républicains. Selon différentes sources, près de 18 % des ex-détenus de Guantanamo auraient rejoint le champ de bataille, avec un taux nettement plus important sous l’ère Bush que sous celle d’Obama.

    En novembre 2009, le ministre de la justice, Eric Holder, déclare que Khalid Cheikh Mohammed et ses codétenus Ramzi Ben Al-Chibh, Ali Abdul Aziz Ali, Walid Ben Attach et Mustapha Al-Hawsawi seront transférés sur le sol américain et passeront en procès devant un tribunal fédéral à New York. Tous les cinq avaient plaidé coupable en décembre 2008 devant la justice militaire à Guantanamo.

    L’annonce est unanimement saluée par les défenseurs des droits de l’homme. Les républicains, eux, fulminent. Certains y voient « un pas en arrière pour la sécurité » des Etats-Unis et un « risque inutile » pour les New-Yorkais. Des familles des victimes dénoncent à leur tour le fait que les accusés auront « les mêmes garanties constitutionnelles » que les Américains. Des élus s’inquiètent du risque de voir les débats s’éterniser et tourner au procès des détentions extrajudiciaires des années Bush (« KSM » a subi 183 séances de waterboarding, les simulacres de noyade, dans les prisons secrètes de la CIA).

    Nouveau camouflet

    Le débat s’enlise. Le ministre Holder a beau assurer que le système judiciaire américain saura se « montrer à la hauteur », indiquer que l’accusation est suffisamment solide pour se passer des confessions obtenues sous la torture et que le ministère public réclamera la peine de mort, l’opinion ne suit pas. On évoque l’éventualité d’un décret présidentiel pour fermer le camp, mais Obama hésite à utiliser une telle arme. Non seulement celle-ci comporte de hauts risques politiques et juridiques, mais son usage contreviendrait aux principes que Barack Obama s’était fixés, lui qui a souvent critiqué George W. Bush pour avoir abusé du pouvoir présidentiel.

    Le 8 décembre 2010, nouveau camouflet : la Chambre des représentants adopte une disposition du projet de loi de finances pour l’exercice fiscal 2011, qui prohibe l’utilisation de fonds publics pour le déplacement de prisonniers sur le sol américain, empêchant de facto tout transfèrement. Dans la foulée, les élus interdisent le financement de la prison de remplacement que Barack Obama avait trouvée dans l’Illinois.

    C’est l’échec. « Les plans de la Maison Blanche ont été minés par des erreurs de calculs politiques, une certaine confusion et une timidité face à l’opposition croissante du Congrès », avance le Washington Post, qui ajoute : « Les efforts infructueux destinés à fermer Guantanamo illustrent le style de leadership d’Obama. Celui-ci angoisse sa base libérale et permet à ses opposants d’imposer de temps à autre leurs propres agendas à force de vouloir accorder un espace au compromis et à la passivité. » Deux ans après sa prise de pouvoir, le président est obligé d’admettre que sa promesse de campagne a du plomb dans l’aile. « Je n’ai pas été capable de résoudre cette affaire à ce jour et, sans la coopération du Congrès, on ne peut rien faire, reconnaît-il lors d’un entretien accordé à l’Associated Press. Mais cela ne veut pas dire que j’abandonne. »

    Plusieurs catégories de détenus

    Son administration décide de classer les détenus en plusieurs catégories. Certains prisonniers deviennent éligibles à une « libération conditionnelle » (conditional release) ou à un « bon pour transfert » (approved for transfer). D’autres entrent dans la catégorie « détenu illimité » (indefinite detainee) : ces prisonniers sont trop dangereux pour être libérés, mais une procédure judiciaire à leur encontre s’avère impossible, les « aveux » ayant été obtenus par la coercition. De fait, Barack Obama entérine, au grand dam des organisations de défense des droits de l’homme, le maintien de 47 détenus à la détention provisoire illimitée.

    Parallèlement, l’administration crée un Bureau de révision périodique pour réévaluer leur statut. A la différence des panels de l’administration Bush, purement militaires, ce bureau a une composition élargie aux ministères de la défense, de la justice, de la sécurité intérieure, des affaires étrangères et aux services de renseignement.

    Au printemps 2013, Barack Obama repart à l’offensive. « Intenable », « coûteux »,« un outil de recrutement pour les extrémistes », dit-il, déjà, pour condamner la prison, où 100 des 166 détenus restants sont alors en grève de la faim, dont 23 alimentés de force. « Cette idée que nous allons continuer à garder plus de 100 individus à perpétuité dans un no man’s land, alors que nous avons mis fin à la guerre en Irak, que nous concluons la guerre en Afghanistan, que nous réussissons à démanteler le cœur d’Al-Qaida, que nous avons maintenu la pression sur tous ces réseaux terroristes transnationaux, que nous avons transféré le contrôle de la détention en Afghanistan ; cette idée que nous maintiendrions pour toujours un groupe d’individus qui n’ont pas été jugés, c’est contraire à qui nous sommes, c’est contraire à nos intérêts, et il faut que ça cesse », tonne-t-il.

    Les mots sonnent justes, mais rien n’y fait. Ou presque. A partir de 2014, l’administration Obama accélère le transfèrement des détenus libérables et pour lesquels un pays d’accueil a été trouvé. Selon les données accessibles jusqu’au début février, 115 détenus ont été libérés depuis l’arrivée de M. Obama à la Maison Blanche. Près d’un tiers uniquement durant la dernière année. Les 10 Yéménites envoyés vers Oman, pour la seule journée du 14 janvier 2016, constituent un record en la matière.

    Qu’à cela ne tienne. Vu du sol, le huis clos de Guantanamo tourne à plein régime, comme si de rien n’était. Le budget annuel de fonctionnement dépasse les 400 millions de dollars, soit un coût de près de 4 millions de dollars par détenu. Quelque 100 médecins, infirmiers et personnels soignants sont à demeure sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans un bâtiment voisin, toujours face à la mer et jouxtant l’ancien camp Delta 1 rendu célèbre par les photos des détenus vêtus d’uniformes orange. Le médecin-chef évoque des cas de cholestérol, d’hypertension et d’obésité, l’utilisation aussi d’anti-inflammatoires. Il ne donnera pas le nombre exact des détenus encore en grève de la faim et nourris de force par sonde : « Ils sont très, très peu comparé au passé. » Comprendre une douzaine, voire un peu plus. « Il faut remonter très haut dans la hiérarchie pour obtenir ce chiffre », glisse-t-il.

    2 000 gardiens

    Les installations carcérales sont gardées par près de 2 000 gardiens. Un nombre qui n’a pas diminué malgré la réduction des prisonniers. « C’est l’architecture de l’endroit qui veut cela, explique le colonel David Heath, chef du personnel pénitentiaire depuis 2014. Qu’il y ait 10 détenus ou 100, le nombre de gardes est pour nous identique. Chaque détenu doit avoir sa cellule individuelle, et nous nous plaçons toujours dans l’hypothèse la plus dangereuse. »

    Dans le camp n° 6, où se trouvent environ une quarantaine de détenus, les blocs carcéraux forment un quadrilatère avec un espace commun d’une soixantaine de mètres carrés, au centre duquel sont fixées trois tables en métal. Une vingtaine de cellules y sont réparties sur deux niveaux avec une porte qui donne sur une petite cour. Chaque cellule possède une structure en dur avec un matelas, un WC, un miroir, une petite table, un casque isolant, cinq livres dont le Coran, un tapis de prière et une flèche noire peinte au sol orientée vers La Mecque. Accrochés en haut des murs aux deux extrémités de l’espace commun, deux télévisions grand écran.

    Un bouquet de 300 chaînes est mis à la disposition des prisonniers. « Chaque bloc a son chef. C’est lui qui choisi le programme, religieux la plupart du temps », indique un des responsables du camp n ° 6, précisant qu’ils ont le droit aussi d’écrire et de passer un coup de fil ou deux par mois, selon leur statut. « Nous regroupons les plus radicaux entre eux, les plus coopératifs ensemble, par degrés, cela évite certains problèmes », dit laconiquement ce gradé.

    Prier cinq fois par jour

    Les détenus peuvent prier quelque vingt minutes, cinq fois par jour. Certains suivent des cours de langue – anglais ou espagnol –, des cours d’informatique ou d’arts plastiques. Un espace récréatif est également accessible en plein air de deux heures à vingt-deux heures par jour, toujours selon leur statut et leur comportement. « Ils jouent comme des dieux au football », commente un jeune garde. Il n’est pas rare de voir un ballon voler loin par-dessus les enceintes. « Un geste de défi aux autorités », glisse un journaliste.

    La librairie du camp est tenue par un jeune militaire, diplômé de science politique. Quelque 35 000 livres, DVD, CD, jeux vidéo, revues et magazines composent ce fonds constitué au fil des années, principalement par des dons. Il y a là du Harry Potter, une version imprimée du quotidien Al- Quds Al-Arabi, une BD de Superman,National Geographic, Alexandre Dumas en anglais, Oliver Twist, de Charles Dickens, le livre d’Obama The Audacy of Hope et même des exemplaires de Planète foot, France football et Onze. « Ils adorent le sport, le foot,dit-il, mais ce qu’ils empruntent le plus ce sont les jeux vidéo et les livres religieux, les ouvrages sur le Coran et ses interprétations. »

    D’une même voix, les militaires accompagnateurs et responsables du camp estiment que l’image de Guantanamo dans le monde est déformée. « Mes gars peuvent être fiers de leur travail, insiste le colonel Heath. On traite les détenus avec dignité et respect, que vous le croyiez ou non, même s’ils ne le méritent pas, même s’ils envoient des excréments ou de l’urine ou crachent sur les gardiens. Il y a eu 300 “assauts” sur les gardiens depuis que je suis en poste, et pas une fois un garde n’a répondu, ni verbalement, ni physiquement, et de cela, oui, je suis fier. » Comme tous ses confrères, il ne répondra pas aux accusations de torture et de mauvais traitements soulevées à partir des années 2004 et 2005 par d’innombrables ONG et enquêtes internationales. « Depuis que je suis ici, je peux vous dire que je n’ai jamais entendu parler de telles pratiques », dit-il, précisant que « le centre ne procède plus à des interrogatoires ».

    Refus de parler du passé

    Zak, ou « Zaki », comme il dit, ne donne jamais son nom de famille. Ce Jordanien est depuis onze ans le conseiller culturel de la prison de Guantanamo, une sorte de médiateur entre geôliers et détenus. A 58 ans, cet originaire d’Amman explique que son travail s’est allégé avec le temps. Il est arrivé en 2004, à l’époque où plus de 600 prisonniers étaient détenus. « Il y avait du travail tout le temps, tous les jours, mais aujourd’hui ils n’ont plus besoin de moi, ils me parlent moins, le dernier entretien remonte à plusieurs semaines. » Lui aussi refuse de parler du passé. « Actuellement, l’atmosphère générale est plutôt de savoir quand ils rentreront, affirme le conseiller culturel. Ils ont vu le discours sur l’état de l’Union du président, des chaînes en arabe l’ont repris. Ils demandent tous quand ils pourront partir. »

    A ce jour, sur les 91 détenus encore incarcérés, 46 sont en « détention illimitée », sans jugement ni inculpation, 10 sont en cours de jugement ou ont déjà été condamnés pour crime de guerre par une commission militaire, et 35 possèdent le statut de « détenus transférables », c’est-à-dire en attente de pays d’accueil. Parmi ce dernier groupe figure depuis le 21 février Majid Ahmed, un Yéménite de 35 ans, incarcéré à Guantanamo le 16 janvier 2002. L’homme avait été enrôlé comme garde du corps de Ben Laden, un mois avant les attaques du 11-Septembre, selon le renseignement américain. Il avait été placé en détention illimitée.

    Quatorze ans plus tard, le Bureau de révision a donc jugé qu’il avait été « relativement accommodant, bien qu’il ait été extrêmement non coopératif avec ses interrogateurs ». Sur sa fiche de renseignement, on apprend qu’il « cultive toujours des sentiments antiaméricains et maintient des vues islamistes conservatrices qui pourraient rendre difficiles son transfert et sa réintégration dans de nombreux pays ».
    La visite prend fin. Selon les consignes, les photos prises par le groupe seront soumises à la censure avant le départ. Dans son bloc du camp n° 6, l’homme à la barbe longue tourne toujours en rond. Il a posé son livre, mais il marche toujours d’un même rythme en tournant en rond. Dans un vertige sans fin.