je relaie ici un article que jâai Ă©crit pour CQFD, journal oĂč sâexerce la caricature, discipline pour laquelle je nâai aucune espĂšce de sympathie. Autant dire que cet article nâĂ©tait pas publiĂ© dans un cadre bienveillant Ă son Ă©gard. Ceci Ă©clairera mon point de vue. Mon problĂšme, une fois de plus, est un problĂšme de rapport au DESSIN comme pratique du monde (je nâai fait aucun commentaire sur la promesse non tenue de payer les dessinateurs, câest une autre question).
Forcer le trait, câest rester dans les rails, câest patiner dans la reprĂ©sentation la plus plate sans autre recours que le crayon gras glissant sur le mĂȘme sillon, lâĂ©paississant, sây enlisant.
Ce nâest pas un comique de rĂ©pĂ©tition mais de hoquet, de bĂ©gaiement.
Et la vraie misĂšre de la caricature — comme du dessin politique Ă gag, Ă tirade — nâest pas mĂȘme de forcer le trait, mais de lâarrĂȘter : elle lâarrĂȘte Ă lâĂ©vidence — quand on la dit rĂ©ussie —, ou elle le perd dans le signe de piste et le rĂ©bus — quand elle est foireuse.
Ăa saute aux yeux de quiconque tombe sur une vieille caricature — et rien ne vieillit plus vite ...
Rencontrer une vieille caricature, un vieux strip satirique bavard (faute dâoser dessiner), voilĂ qui expose en pleine lumiĂšre les ficelles maigrichonnes qui tiennent cet art impuissant. On a le mĂȘme sentiment de gĂȘne quâen regardant lâenregistrement dâun vieux numĂ©ro dâimitation dont les cibles ont disparu, dont leurs mimiques, leurs tirades, leurs costumes sont oubliĂ©s et remplacĂ©s par ceux de leurs cohortes de descendants Ă peine dĂ©clinĂ©s, jetables. Lâimitateur a alors lâair de ce quâil est : un ballon qui a perdu son helium. Cette jetabilitĂ© de toute scĂšne (politique, mĂ©diatique), sa rĂ©pĂ©tition stĂ©rile, contamine le caricaturiste et son artisanat paresseux.
La caricature est lâĂ©chec du dessin de presse, son aveu dâimpuissance ; elle nâest pas seulement impuissante Ă travailler sa cible, elle est impuissante Ă travailler le politique : dans ce domaine, il nây a pas de dessin de droite ou de gauche (comme si la question politique Ă©pargnait le dessin lui-mĂȘme, comme si elle lui Ă©tait Ă©trangĂšre), il nây a que de la servitude du dessin Ă un texte censĂ© Ă la fois en sauver et en lĂ©gitimer la pauvretĂ©. Ses critĂšres sont : lisibilitĂ©, efficacitĂ©, immĂ©diatetĂ©. Autant avouer quâil nây a que de la caricature de droite.
Le caricaturiste est un publicitaire : il vous fourgue des certitudes que vous avez dĂ©jĂ en triple, sous une forme jetable, marrante, simplifiĂ©e, rassurante (sĂ©rieusement : qui a dĂ©jĂ Ă©tĂ© inquiĂ©tĂ© par une caricature ? On peut prĂ©fĂ©rer croire que ce sont les caricatures qui inquiĂštent ceux qui les brĂ»lent. On peut aussi se persuader que ceux qui brĂ»lĂšrent « Les versets sataniques » lâavaient lu. Mais câest une façon de se remonter le moral en donnant un peu de sens aux crimes et aux autodafĂ©s. La vĂ©ritĂ© est que les oeuvres, bonnes ou mauvaises, sont prises dans des enjeux extĂ©rieurs Ă elles et qui ignorent complĂštement leur substance)
Le caricaturiste au travail ne cherche pas une idĂ©e : il cherche un petit moteur pour rĂ©animer le cadavre dâidĂ©e qui dort sous tout journal.
La caricature — comme tout dessin politique purement dĂ©monstratif — est une promenade au musĂ©e de la marrade craquelĂ©e, une visite interminable au mausolĂ©e du rire. Le dessin sâarrĂȘte en elle lĂ oĂč tout devrait commencer : câest Ă lâinconnu que commence la lecture, lâinvention du politique ; avec le questionnement, la suspension du jugement. La caricature est lâinjonction de sâarrĂȘter avant tout ça, Ă lâĂ©vidence, dĂšs quâon a fait sa petite affaire, dĂšs quâon sâest reconnus (entre frĂšres politiques) parce quâon a reconnu ensemble ce quâelle pointait si grossiĂšrement.
Nous avons dĂ©jĂ le plus grand mal Ă rĂ©pondre Ă cette question, quand nous travaillons dans un journal politique : Ă quoi sert tout ce merdier puisque seuls ceux qui partagent dĂ©jĂ nos convictions nous lisent ? HĂ© bien, si on se tient Ă la caricature comme moyen, effectivement, Ă rien. Un tel travail, de tels journaux, ne sont utiles que sâils sâabandonnent aux interrogations, aux incertitudes, Ă la polysĂ©mie, Ă lâinconnu. Que les dessinateurs politiques se mettent enfin Ă dessiner en ouvrant leur dessin Ă cet inconnu. On peut alors se prendre Ă rĂȘver dâun journal politique furieux, inventif, bouleversant, inĂ©vident, dĂ©stabilisant, dĂ©barrassĂ© de toute caricature.
Il mâest dĂ©jĂ arrivĂ© (parce que mon travail est gĂ©nĂ©ralement sous copyleft, câest tout-Ă fait normal) quâun de mes dessins soit utilisĂ© par un ennemi politique (un groupe de petits merdeux libertariens dans le cadre de la lutte contre HADOPI) ; quâest-ce que jâen ai dĂ©duit, Ă votre avis ? Quâils Ă©taient vilains ? Que câĂ©tait injuste ? Bin non. Que nous avions des idĂ©es en partage. Ăa me faisait mal au cul de lâadmettre, mais câĂ©tait vrai.
Dans le cas de figure du moment, la seule chose que devraient se demander ces dessinateurs est : en quoi mon dessin sert-il Boutin, par quelque bout que je prenne la question ? Est-il si inoffensif quâelle peut lâassocier Ă son mode de dĂ©fense sans quâil soit Ă©gratignĂ© ? ou pire : est-il finalement assonant Ă sa conception du monde, malgrĂ© mes intentions ?