• Maurice Halbwachs, Keynes, abstraction et expérience. Sur la théorie générale
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    À la fin des années 1930, Maurice Halbwachs publie deux comptes rendus et deux notices bibliographiques consacrés à la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de l’économiste britannique John Maynard Keynes. Gilles Montigny indique que la publication des articles d’Halbwachs vise autant à réhabiliter ses propres travaux économiques qu’à offrir au lecteur une entrée didactique dans l’ouvrage complexe de Keynes. On ignore souvent qu’Halbwachs a été le second commentateur français de l’ouvrage de Keynes, et également que l’école française de sociologie s’est activement investie au sein de la discipline économique. La préface de Gilles Montigny nous offre d’abord un point de vue étayé sur le parcours universitaire d’Halbwachs ainsi que sur la position de cette école de pensée. On apprend que ce sociologue a été introduit dans le cercle des durkheimiens par Simiand, qu’il a participé activement à la publication de comptes-rendus dans la revue de Durkheim, L’année sociologique, devenant même le plus prolifique parmi ses rédacteurs. Halbwachs s’est penché notamment sur Pareto et Pigou, et il est l’un des premiers à commenter l’œuvre de Schumpeter. Montigny indique par ailleurs qu’Halbwachs ne s’est pas désintéressé de questions pratiques, ayant participé à une commission du Bureau international du travail en 1936 et à la Société des Nations en 1937. L’intérêt de la préface est aussi qu’elle donne un point de vue sur la réception de l’œuvre de Keynes. Très peu de chercheurs s’y intéressent en France, ce qui n’est pas sans liens avec le fait que le puissant Comité des Forges2 a repoussé la traduction de la publication française de la Théorie générale car il le percevait comme un ouvrage communiste. Halbwachs, un des rares commentateurs de Keynes avec l’économiste libéral Étienne Mantoux, a donc dû travailler à partir de la version anglaise de la Théorie générale.

    Dans les textes qu’Halbwachs dédie à la Théorie générale, celui-ci insiste sur les passages dans lesquels Keynes mêle des perspectives économiques et psychologiques. En effet, cette interdisciplinarité ne pouvait manquer d’intéresser Halbwachs qui a consacré la majeure partie de son œuvre à l’étude des comportements d’achat de la classe ouvrière, portant ainsi un regard sociologique sur l’objet privilégié des économistes. Il s’attèle par exemple à réfuter le postulat économique en vigueur à son époque selon lequel la répartition des dépenses des ménages dans leur budget est fonction du revenu seul qu’ils reçoivent. Au contraire, selon lui, le critère du revenu n’est que secondaire, puisque c’est la force des habitudes contractées par les individus, qui sont issus de milieux sociaux différents qui leur impose une certaine forme de consommation. Pour lui, le problème est que les économistes raisonnent à partir d’un modèle unifié de l’agent économique, c’est-à-dire un consommateur qui est irréductible à ses appartenances sociales. Or, les dispositions forgées au sein d’un groupe social affectent les comportements de consommation des membres de ces groupes sociaux, cela explique par exemple le fait qu’une hausse du revenu d’un ouvrier n’induit pas qu’il adopte le mode de vie de la catégorie qui lui est supérieure. C’est pourquoi « dans la répartition des dépenses, s’exprime l’opinion que chacun de ces groupes a de lui-même »