enuncombatdouteux

NI ACTUALITÉS NI COMMENTAIRES, ..... DU COPIER-COLLER ET DES LIENS... Un blog de « curation de contenu » : 82 LIVRES , 171 TEXTES et 34 DOCUMENTAIRES :

  • La grande crise des amphibiens

    http://www.lemonde.fr/sciences/article/2016/04/04/sale-temps-pour-les-grenouilles_4895475_1650684.html

    Les amphibiens disparaissent. Ne tournez pas la page. Vous pensez tout savoir sur le sujet  ? Ou peut-être vous sentez-vous juste las face aux atteintes répétées infligées à la biodiversité par notre société moderne   : disparition annoncée des rhinocéros, fin presque programmée des ours polaires, risques extrêmes encourus par les tigres ou les orangs-outans – une liste évidemment non exhaustive ?

    C’est pourtant une tout autre histoire qui se joue ici. Ou plus exactement une histoire voisine, mais à une tout autre échelle. Les autorités de protection de la nature l’admettent en ­effet désormais  : les amphibiens constituent le groupe vivant le plus menacé sur notre planète, et de loin. Pas une espèce, ni même une famille ou un ordre, mais bien une classe dans son ensemble. Autrement dit, l’équivalent des mammifères, des reptiles ou des oiseaux.

    Les chiffres de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), la principale ONG mondiale en la matière, sont édifiants. Sur les quelque 7 500 espèces d’amphibiens répertoriées à travers le monde, 41 % sont d’ores et déjà classées dans les catégories « vulnérables  », «  en danger  » ou «  en danger critique  ».

    Et à chaque nouvel état des lieux, le sort de ce maillon essentiel de la chaîne alimentaire, prédateur d’insectes et proie des mammifères, oiseaux et serpents s’assombrit. Encore l’organisation fait-elle preuve d’une extrême prudence. Ainsi ne recense-t-elle officiellement l’extinction que de 33 espèces… depuis l’année 1500.

    168 espèces disparues en vingt ans

    Pour bien mesurer l’importance de l’événement, Vance Vredenburg, biologiste à l’université d’Etat de San Francisco (Californie), propose de prendre « un peu de recul ». « Ces animaux existent depuis 360 millions d’années, rappelle-t-il. Ils ont donc survécu aux quatre dernières extinctions massives que la Terre a connues – ils étaient apparus après la première grande extinction. Ils ont vu naître et disparaître les dinosaures. Alors pourquoi sont-ils à leur tour en danger ? Et pourquoi maintenant ? »

    Coutances, Normandie. Après quatre jours de pluie, le soleil irise la campagne et Mickaël Barrioz, président de la Société herpétologique de France, est de sortie. Objectif du jour : Le Gast, petite commune à la limite de la Manche et du Calvados. Et plus particulièrement sa retenue d’eau. Dans le cadre du programme national « Pop amphibiens », le naturaliste du Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE) dresse la cartographie de la présence des amphibiens sur quelque mille points d’eau de la région.

    Tous les deux ans, entre mars et en juin, de jour ou de nuit, lui et ses collègues viennent traquer, ici les œufs (on dit les « pontes »), là les larves ou les adultes, quand il ne s’agit pas juste de distinguer le chant des mâles à la période des amours.

    Dans la voiture, déjà, Mickaël Barrioz a commencé ses explications. « Regardez autour de vous ces champs de maïs : il y a dix ans, c’était des prairies. Les grenouilles pouvaient s’y déplacer. Elles vivaient sous les haies ou dans les fossés, se reproduisaient dans les mares qui servaient d’abreuvoirs. Mais les prairies ont été retournées, les haies abattues, les mares abandonnées car jugées trop peu saines. Les grenouilles se retrouvent prises au piège. »

    Résistance et fragilité

    Car leur résistance ancestrale cache une grande fragilité. « En raison de leur mode de vie, d’abord », insiste Annemarie Ohler, professeure au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) de Paris : terrestres en temps normal, la grenouille et ses divers cousins gagnent le milieu aquatique pour pondre. « Ils sont donc doublement menacés », poursuit la batracologue. Oublions les facétieux alytes accoucheurs, dont les mâles portent les œufs autour de leurs pattes, les Pipa pipa du Surinam, qui les incrustent sur le dos de la femelle, ou encore les Limnonectes larvaepartus des Célèbes, qui engendrent directement des têtards.

    L’écrasante majorité des espèces déposent dans l’eau des œufs qui, une fois éclos, donnent naissance à des larves – les têtards – munies d’une queue et de branchies. Quelques mois et une métamorphose plus tard, l’animal prend sa forme adulte, les branchies sont abandonnées au profit de poumons et la grenouille gagne la terre ferme. Elle n’a pas pour autant perdu ses capacités d’amphibien. La nage, bien sûr. Surtout, la finesse de sa peau, qui lui permet de continuer à assimiler l’oxygène de l’eau. Une seconde source d’inspiration, donc.

    Mais aussi de fragilité, dès lors que mares et étangs deviennent les déversoirs de toutes sortes de produits chimiques, engrais, herbicides, insecticides... Véritables éponges à polluants, les grenouilles, lorsqu’elles ne succombent pas, voient leur cycle de reproduction gravement perturbé.

    En 2006, le toxicologue américain Tyrone Hayes (université de Berkeley) a ainsi montré les effets délétères de plusieurs pesticides sur le système hormonal des amphibiens (http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1874187) non seulement à haute dose, mais même à très faible dose, pour peu qu’ils se trouvent associés chez le même animal. « Mais là encore, il faut élargir la focale, insiste le biologiste. Les pesticides seuls sont nocifs, nous l’avons montré, mais c’est leur association avec d’autres menaces, comme la destruction de leur habitat ou le réchauffement climatique, qui les rend redoutables. »

    Mickaël Barrioz en sait quelque chose. Car ce sont aussi les effets du changement de température qu’il traque aujourd’hui. Il a chaussé ses bottes, embarqué nasses et épuisette, et fixe désormais l’eau. Rien à l’horizon pour l’œil profane. Mais lui repère tout de suite un chapelet d’œufs de crapaud commun dans une petite mare, récemment creusée par les aménageurs de la retenue du Gast. Un coup d’épuisette, et un triton palmé apparaît. De bonnes nouvelles, compte tenu de la jeunesse du site.

    Innombrables obstacles

    Mais la vraie quête est ailleurs : c’est la grenouille rousse. Entre 2007 et 2014, l’espèce a connu une chute vertigineuse évaluée à 36 % des effectifs. « Treize des quinze espèces normandes sont en baisse. Mais celle-là particulièrement. Et si l’on cherche un point commun aux baisses les plus fortes, on découvre des espèces septentrionales qui sont ici en l imite de leur aire de répartition. Quand la température monte, c’est elles qui en subissent les effets. » C’est vrai de la grenouille rousse, mais aussi du triton ponctué ou encore de l’alyte accoucheur, qui tous flirtent avec les 30 % de baisse.

    « Les amphibiens sont ectothermes, c’est-à-dire que la température de leur corps évolue avec celle de l’extérieur, poursuit Mickaël Barrioz. Avant, ils pouvaient se déplacer, aller vers des zones plus froides. Mais les obstacles sont devenus innombrables et leur capacité de dispersion très limitée, bien moindre que celle des reptiles, par exemple. » Des espèces entières ont ainsi disparu de Normandie, tel le sonneur à ventre jaune, désormais confiné dans une mare de l’Eure.

    Aujourd’hui, pourtant, dans ce petit coin de Normandie, la pêche se révèle rassurante. Non seulement, au terme de trois heures de traque, Mickaël Barrioz a repéré des pontes de grenouilles rousses dans tous les sites où elles avaient déjà été observées, mais aussi dans deux nouvelles mares, dont elles étaient jusqu’ici absentes. Un constat qui corrobore ceux de plusieurs collègues. « Est-ce juste un petit répit ? Un rebond ? Impossible de le dire. Mais nous avons eu tellement de mauvaises nouvelles, il faut savourer les bonnes. »

    « Batrachochytrium dendrobatidis », tueur en série

    Vance Vredenburg, lui, n’en a pas connu beaucoup depuis qu’il a consacré sa carrière de biologiste à l’étude des amphibiens. Il y eut bien cette thèse, au cours de laquelle il fit remonter la population de grenouilles dans un lac de la Sierra Nevada en en retirant une espèce de truite que des pêcheurs avaient cru bon d’introduire. Et puis il a rencontré son ennemi. Un champignon de la famille des chytrides, répondant au doux nom de Batrachochytrium dendrobatidis. En réalité, un tueur en série, fiché sous le diminutif de « Bd ».

    La première alerte est arrivée en 1988. Aux Etats-Unis, David Wake, sommité mondiale de la discipline, avait envoyé une étudiante étudier les grenouilles à pattes dorées dans la Sierra Nevada. La jeune femme était rentrée bredouille. Sceptique, Wake avait décidé d’aller voir par lui-même. Il est tombé sur des centaines d’animaux morts.
    Le même été, une chercheuse américaine travaillant dans la réserve naturelle de Monteverde (Costa Rica) n’avait pu retrouver les superbes crapauds dorés qu’elle avait étudiés l’année précédente. Qu’étaient-ils devenus ? Et voilà qu’en Australie, des herpétologues faisaient à leur tour état de « disparitions énigmatiques d’amphibiens », toujours dans un parc national. « Des effondrements pareils, dans des zones parmi les mieux protégées de la planète : il se passait quelque chose de nouveau », résume Vance Vredenburg.

    L’enquête commence. Il faudra dix ans pour trouver le nom du suspect : Bd. Quelques années supplémentaires pour décrire son modus operandi – une attaque de la kératine, qui s’épaissit jusqu’à étouffer l’animal –, et quelques-unes encore pour démontrer que le champignon est bien le responsable de ce génocide. Mais pas tout à fait à lui seul. Les dizaines d’équipes mobilisées pour sa traque finissent par découvrir que quatre souches de l’agent pathogène se partagent le monde.

    Parmi elles, une seule se révèle véritablement fulminante : BdGPL. Encore les batraciens européens semblent-ils largement épargnés par la chytridiomycose, nom scientifique donné à la maladie. « En France, nous avons effectué des prélèvements sur environ 400 populations, explique Claude Miaud, biologiste et directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études. 30 % d’entre elles étaient infectées. Mais seuls trois lacs pyrénéens isolés ont connu des morts massives. »
    En 2012, un scénario se dégage. D’un côté, Vance Vredenburg plonge dans les collections muséales et retrouve le champignon sur des animaux datant de 1885. « Ils venaient de l’Illinois, une région où Bd ne provoque pas de morts massives », souligne-t-il.

    De l’autre, Matthew Fisher et ses collègues de l’Imperial College de Londres dressent la première carte génomique des différentes souches. Leur conclusion : apparu par recombinaison de souches différentes il y a quelques dizaines d’années, BdGPL a profité du commerce mondial pour frapper des zones jusqu’ici vierges de champignons. Autant dire que si Bd a appuyé sur la gâchette, c’est bien l’homme et son activité débordante qui ont armé le tueur.

    Sauf que, depuis, une équipe américaine a revu à la hausse l’âge de BdGPL. « Peut-être plusieurs siècles, sourit Claude Miaud. Donc bien avant le pic de transport commercial. » L’homme moderne aurait donc un alibi ? « Il constitue clairement un facteur aggravant, poursuit-il. En Asie, par exemple, on a vu une surcontamination à proximité des fermes où l’on élève des grenouilles-taureaux, connues pour être porteuses saines de l’agent infectieux. Mais on ne peut pas tout lui attribuer. La recherche va encore devoir préciser le patron global de l’émergence des lignées les plus virulentes. »

    Salamandres en danger

    La mobilisation internationale a en tout cas permis de mieux réagir aux attaques suivantes. Car celles-ci semblent se multiplier. Venu d’Asie, où il cohabitait tranquillement avec ses hôtes, un nouveau champignon a débarqué aux Pays-Bas il y a trois ans et a fondu sur les salamandres. Baptisé Bsal, il tue 100 % des animaux infectés en quelques jours. L’Allemagne et la Belgique sont touchées. Les autres pays, dont la France, sont en alerte. En novembre 2015, après une campagne nationale des défenseurs de la nature, les Etats-Unis ont interdit l’importation de salamandres.

    Un embargo exceptionnel à la mesure du statut dont jouit là-bas l’animal. Le pays abriterait à lui seul près de la moitié des espèces mondiales. Quant à la biomasse des salamandres et des tritons, elle dépasserait dans les forêts celle des cerfs et des ours. « Vous cherchiez une bonne nouvelle ? La réaction collective face à Bsal en est une », insiste Vance Vredenburg.

    En France, c’est une épidémie de ranavirus (http://www.jwildlifedis.org/doi/abs/10.7589/2015-05-113?journalCode=jwdi&) – une famille de virus qui touchent également les reptiles et les poissons – qui a frappé les amphibiens voilà quatre ans. Dans le Jura d’abord, mais surtout dans une dizaine de lacs de Savoie et du Mercantour. « Sur chaque site, plusieurs centaines d’animaux ont disparu », souligne Claude Miaud. Le responsable ? Même si l’étude épidémiologique doit être conduite cet été, les scientifiques soupçonnent fortement l’introduction de poissons venus de la pisciculture. Autrement dit, l’homme.

    Alors que faire ? Pour lutter contre la destruction des habitats, des batteries de règlements ont été édictées. « Mais je ne crois vraiment qu’à la sensibilisation, insiste Mickaël Barrioz. Convaincre les carriers et les agriculteurs qu’ils peuvent épargner les amphibiens à peu de frais, persuader les paysagistes qu’une haie n’est pas forcément composée de thuyas, qu’une mare peut exister sans poissons. Et retourner dans les écoles, auprès des plus jeunes. » Vaste programme.

    Reste Bd, celui qui a transformé une mort à bas bruit en crime médiatisé. Au Musée national des sciences naturelles de Madrid, on vient d’annoncer être parvenu, pour la première fois, à soigner des grenouilles malades, puis à les réintroduire dans un étang préalablement désinfecté. A travers le monde, d’autres élèvent les espèces les plus menacées en captivité dans l’espoir de les relâcher le jour venu. Quant à Carly Muletz Wolz, de l’Imperial College de Londres, elle vient d’être primée pour une thèse qu’elle consacre à l’action protectrice de certaines bactéries contre Bd.

    Son mentor Matthew Fisher, lui, est déjà presque passé à autre chose. Il profite des connaissances accumulées pendant quinze ans sur les amphibiens pour étudier les infections à champignons qui frappent les autres animaux, les plantes et... les humains.

    Les dix principales pathologies (http://rsbl.royalsocietypublishing.org/content/11/11/20150874) de ce type tuent, chaque année, près de 2 millions de personnes, rappelle-t-il, soit plus que la tuberculose et le paludisme réunis. Certains médecins pensent que le pire est pourtant à venir. De quoi s’interroger : et si, loin de constituer une particularité, la crise des amphibiens était un « signal », pour reprendre l’expression du toxicologue Tyrone Hayes ? Si ces animaux étaient, pour le dire avec les mots de Vance Vredenburg, « en première ligne face à la sixième extinction massive » ?