Le New Organum

Outil d’arpentage des espaces où se déploient les discours scientifiques.

  • Rhétorique réactionnaire. Incitation à la bêtise. Sur « l’excuse sociologique », par Gérard Mauger
    http://www.cairn.info/revue-savoir-agir-2016-1-page-133.htm

    Mais l’explication sociologique est-elle aussi déterministe que celle de la biologie ? En d’autres termes, peut-elle exempter le criminel de la responsabilité de son crime, comme la science médicale exonère le malade de celle de sa maladie ? Peut-on considérer que le genre de déterminations que s’efforce de mettre en évidence la sociologie puisse valoir comme « excuse sociologique » ?

    [...]

    Si l’explication sociologique est évidemment perfectible, elle contribue néanmoins à invalider la croyance au « libre choix de la délinquance ». On peut alors se demander si ce parti pris scientifique (ou explicatif) affranchit le sociologue de tout jugement normatif. La recherche désintéressée de la vérité est-elle possible dans la pratique du métier de sociologue ?
    L’impossible « neutralité axiologique »
    L’invitation wébérienne à la « neutralité axiologique » est-elle possible ? Le sociologue peut-il vraiment « considérer les fait sociaux comme des choses » ? Ou ne s’agit-il là que de leurres imposés par la bienséance académique ? La pratique du métier de sociologue montre à l’évidence que la neutralité axiologique est pratiquement intenable. 1°) Ayant pour objet le monde social, le sociologue, qu’il le veuille ou non, est partie prenante des luttes qui ont pour objet le monopole de la représentation légitime du monde social où s’opposent tous ceux – politiques, journalistes, sociologues, etc. – qui tentent d’imposer leur point de vue. 2°) Appartenant au monde social qu’il étudie, le sociologue a nécessairement une représentation préalable, plus ou moins normative, de l’objet qu’il étudie (dans le cas présent, les délinquants, les djihadistes) : il peut, au mieux, tenter de suspendre son point de vue. En fait, cette représentation initiale et les intérêts politiques ou éthiques qui en sont solidaires décident du choix d’objet. Et c’est dans la mesure où ce rapport initial à l’objet, qui préside à son élection, oriente le regard, qu’il s’agit de l’objectiver pour tenter d’en contrôler les effets. 3°) Le sociologue ayant affaire à un objet qui parle, l’expérience, le point de vue, le vécu de ses enquêtés font partie de son objet (même s’il ne s’y réduit pas). Mais l’essai de compréhension n’implique pas plus une neutralité fictive du sociologue que le devoir d’endosser « la cause » de ses enquêtés, ni d’ailleurs l’interdiction de le faire. Quoi qu’il en soit, si contrôlé soit-il, le rapport initial du sociologue à son objet n’est évidemment pas sans effets dans la pratique de l’enquête. Dans l’adresse « Au lecteur » de La Misère du monde, Pierre Bourdieu invite à « prendre les gens comme ils sont », à « les appréhender comme nécessaires, à [les] nécessiter, en les rapportant méthodiquement aux causes et aux raisons d’être ce qu’ils sont », et, dans cette perspective, à « se situer en pensée » à la place qu’ils occupent dans l’espace social en faisant sien le principe spinoziste : « ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas détester mais comprendre ». Si cet appel à « prendre les gens comme ils sont » ne soulève pas de difficultés particulières quand le chercheur éprouve une forme de sympathie à l’égard du groupe qu’il étudie, l’empathie que suppose la compréhension est d’autant plus problématique que l’aversion du sociologue à l’égard de ses enquêtés est plus grande. Dans les deux cas, l’impossible neutralité axiologique du sociologue porte à conséquences. La sympathie l’expose à se voir enrôlé dans le groupe qu’il étudie, à se convertir à « la cause » de l’objet étudié et à la créditer d’une forme de légitimité, le plus souvent en habilitant scientifiquement le point de vue des enquêtés ou de leur porte-parole. À l’inverse, l’antipathie sinon l’aversion du sociologue risquent de le rendre aveugle et sourd au point de vue des enquêtés. Dans les deux cas, ses efforts d’empathie, heureux ou malheureux, l’exposent à deux formes de renoncement à la sociologie : l’alignement sur le discours des enquêtés ou la substitution ethnocentrique de son propre discours à celui des enquê- tés (en toute méconnaissance de leur point de vue). De façon générale, la conversion des intérêts politiques ou éthiques initiaux en intérêt scientifique implique une tension inévitable et plus ou moins déséquilibrée entre engagement et distanciation. Mais, plutôt que de se réclamer d’une neutralité axiologique illusoire, il s’agit d’objectiver autant que faire se peut le rapport du chercheur à son objet de recherche, d’expliciter les références normatives qui guident les sympathies/antipathies du sociologue et tenter d’éviter ainsi le genre de sociologie qui en dit plus long sur le sociologue que sur son objet. 4°) On peut enfin se demander si la pratique de l’enquête et la recherche d’explications sociologiques n’influencent pas le jugement moral du sociologue sinon sur la délinquance ou le djihad, du moins sur les délinquants et les djihadistes. Tenter de rendre raison des trajectoires qui conduisent à ce type de pratiques ou à s’engager dans telle ou telle « cause », les « nécessiter » comme dit Bourdieu, infléchit, me semble-t-il, le regard porté sur elles. Si, comme le note Bernard Lahire, « juger (et punir) n’interdit pas de comprendre » (p. 37), on peut aussi se demander si « l’explication-compréhension » sociologique n’infléchit pas le jugement. Dans la mesure où une pratique réflexive de l’enquête sociologique substitue aux repré- sentations spontanées une représentation mieux informée et contrô- lée, soumet les préjugés à l’examen, contribue à rendre intelligibles des pratiques a priori incompréhensibles et parvient, au moins dans certains cas, à les « nécessiter », on peut supposer qu’elle infléchit le jugement moral porté, sinon sur les pratiques (qu’il s’agisse de délinquance ou d’attentats terroristes), du moins sur les agents. De ce point de vue, le travail sociologique s’apparente à celui des juges d’instruction ou des avocats de la défense qui, selon Bernard Lahire, « cherchent, au-delà de l’établissement des faits, à rendre raison des actes commis et à mettre en lumière la personnalité et les contextes de vie des inculpés » (p. 113). Et s’il est vrai, comme le note Bernard Lahire, que « même la justice ne peut se satisfaire pleinement des visions abstraites de l’Homme libre et maître de son destin » (p. 114) et que l’enquête de personnalité peut valoir des circonstances atténuantes, on voit mal pourquoi ce qui est accordé à l’explication psychologique ne vaudrait pas également pour l’explication sociologique.

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