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récoltes et semailles

  • Entretien intéressant de Keny Arkana sur Reporterre.net
    https://www.reporterre.net/Sans-un-effort-de-bienveillance-la-guerre-civile-nous-attend

    Réalisé par @vslonskamalvaud et Barnabé Binctin

    Mais que faire face aux violences policières  ?

    J’en ai parfois parlé avec mes amis militants, qui me traitent d’ailleurs de grosse naïve, mais je pense qu’il faudrait faire des actions de sensibilisation dans les commissariats. Sensibiliser les policiers et leur expliquer pourquoi nos luttes sont justes, et pourquoi elles les concernent eux et leurs enfants. Aller dans les commissariats et discuter, parce que, face aux barricades, chacun est dans son rôle, ça devient compliqué. T’imagines si demain, en pleine manifestation, un CRS décidait, devant ses collègues, d’arrêter, de poser son casque et de passer de notre côté  ? Ça casserait une division à laquelle on veut nous faire croire. C’est le truc qui ferait le plus peur au gouvernement.

    Mais j’espère juste qu’à ce moment-là, il n’y aurait pas un lâche qui en profiterait pour aller savater le flic. Parce qu’à un moment, la lutte n’est pas seulement politique et sociale, elle est aussi humaine. Et il faut savoir où est vraiment ton ennemi et où est vraiment ton camarade. Bien sûr qu’on a toutes les raisons d’avoir la haine des flics surtout lorsqu’on a subi ses violences — moi, j’avais 13 ans lors de mon premier passage à tabac, ils m’ont frappée pendant des heures et j’avais la rage. Mais veut-on se venger ou veut-on changer les choses  ? Il faut savoir avaler sa rancœur, la transmuter, pour l’intérêt général et collectif.

    De toute façon, on ne gagnera pas dans le rapport de force d’aujourd’hui. Et même si on y arrivait, on reproduirait les mêmes schémas après. Parce que, malheureusement, la plupart des gens n’ont pas fait ce travail intérieur de changement de conscience, au service de la bienveillance.

    (…) Pour moi, le meilleur moyen de se faire entendre dans le rapport de force, c’est de bloquer l’économie. C’est l’exemple des piqueteros en Argentine : ils ont réussi à le faire dans un pays qui fait huit fois la France. La France, c’est petit : il y a cinq autoroutes principales… C’est Vinci, l’ennemi : on pourrait faire une action « péages gratuits », des concerts et des teufs sur les autoroutes pour les bloquer. Si tu bloques ne serait-ce qu’une journée, tu bloques toute l’économie du pays, et tu fais perdre des millions à Vinci  ! Il y a de vraies actions à faire, et quand tu touches au nerf de la guerre, on t’écoute un peu plus.

    (…)

    La grande difficulté des mouvements de contestation aujourd’hui, c’est de toucher les classes populaires…

    C’est compliqué. Un mec de quartier a toujours été exclu, pourquoi il se sentirait concerné ? Qui est là pour lutter à ses cotés contre la discrimination, la ghettoïsation, les abus policiers et toutes les portes qu’on lui ferme à la gueule ? En voyant les manifs, il peut se dire que c’est les bourgeois contre les bourgeois, que ces mêmes gens qui militent n’en ont jamais rien eu à faire de lui. Il y a un désintérêt du fait de l’exclusion. Le manque d’humanité pousse au manque d’humanité, c’est un cercle infernal. Et puis, il y a aussi toute cette pression capitaliste, dans les quartiers, une sorte de culte de l’argent. Quand ta famille a tout sacrifié, qu’elle a quitté son pays, ses proches, pour pouvoir t’offrir une situation et un certain confort de vie, c’est difficile de mettre une croix sur toute cette douleur et tout cet espoir sous prétexte qu’il faut faire la « révolution ». C’est dans les quartiers qu’on subi toutes les pires galères dans ce pays. Quand ton grand-père s’est battu pour la France et que, trois générations après, on te parle encore de rentrer chez toi, il y a de quoi cultiver quelques rancœurs. Ça rend la convergence beaucoup plus compliquée. Je pense qu’il va falloir une génération ou deux encore, pour faire évoluer cette situation.

    Forcément, ceux qui viennent de la classe moyenne n’ont pas tout cet héritage, ils sont forcément plus libres. Et puis, en France, il y a toujours eu ce côté élitiste chez les militants. Leurs brochures, c’est pas donné à tout le monde de les lire. Quand tu vas en Grèce, il y a un truc beaucoup plus populaire dans le militantisme. Il n’y a pas la même histoire d’immigration aussi, parce qu’il n’y a pas toute cette histoire des colonies. C’est compliqué, la France, et c’est pour ça que, tant qu’il n’y aura pas eu des guérisons entre les gens, j’ai peur que pousser à la révolte ne rapporte que la guerre civile. Et ne fasse le jeu des identitaires, qui prennent à fond du galon depuis quelques années.

    Certains mouvements d’extrême droite noyautent les quartiers populaires, autour de Dieudonné ou de Soral, par exemple. Le FN a déjà tenté à certains moments de récupérer tes chansons. Que fait-on face à cela  ?

    Je suis pour l’humain et donc pour le débat. Pas avec des Marine Le Pen, parce que c’est des manipulateurs, ces gens-là. Mais avec les petites gens. Souvent, les gens qui ont les idéologies et les pensées les plus nauséabondes ont aussi des blessures de ouf. Est-ce qu’on continue à alimenter cette blessure  ? Je veux que les gens comprennent bien mon discours, sans faire d’amalgame, parce que c’est subtil ce que je raconte. Je pense qu’on se trompe à faire des camps. L’exclusion ne fait que renforcer les fractures.

    Franchement, si demain, avec mes potes du quartier, on voit débarquer des fachos, plutôt que d’aller se «  fighter  », je préférerais dire : « Venez, on se pose et on discute, c’est quoi le problème en fait  ? Elle vient d’où, toute cette haine  ? Pourquoi  ? Tu connais l’histoire  ? La France, si c’est un pays riche, c’est grâce aux minerais de l’Afrique noire, encore aujourd’hui. Vous êtes sûrs de vouloir faire chacun chez soi  ? Parce que c’est vous les perdants  ! »

    Dans l’histoire de la France, on ne peut pas enlever la colonisation. S’il y a une dette, c’est les pays coloniaux qui doivent beaucoup… Je me dis qu’il faut parler, aller au fond des choses, mettre les mecs face à leur contradiction. Alors que dans le rejet, tu donnes raison à l’autre. On est semblable dans nos cœurs. Tu vois, même le raciste, peut-être que si tu connais son histoire et que tu as un peu de compassion, tu peux te dire : «  Ah, okay, il en est arrivé là, pour ça, il a eu telle expérience de vie.  » La compassion, c’est important pour notre guérison générale. Parce que vraiment, on est tous un peu malade. Il faut être tolérant. Et ne pas être comme ceux que l’on combat.

    • Keny Arkana ou la vie sauvage | StreetPress via @baroug
      http://www.streetpress.com/sujet/1466331150-keny-arkana-interview-lacrim-marcos-zad

      Oui. A partir de 15 ans, j’ai voyagé dans toute l’Europe. Les premiers endroits militants que j’ai fréquenté, c’était en Italie, avant Berlusconi. Je dormais dans des gros centres sociaux autonomes. Au moment du contre-sommet de Gênes, j’étais à Rome. Il y avait des convois qui partaient du centre où j’étais. Moi je rapportais de l’argent que je prenais tranquillement en karaté karaté dans les bus. Je mettais la main à la pâte avec ce que je savais faire. Et puis c’est facile à Rome, dans les bus tout le monde est collé. En fait, il n’y avait même pas besoin de faire karaté.

      Quand je faisais ça, je donnais souvent plus de la moitié de ce que j’avais pris à un mec dehors. Ça me déculpabilisait. Même s’il n’y avait pas d’agression, je savais que ce n’était pas bien. Et en même temps, j’étais à la rue, j’avais faim. Donner, c’était histoire de dire au bon Dieu que je faisais quelque chose de bien.

    • Par contre, je ne crois vraiment pas à la convergence des luttes. Pour moi les quartiers ne s’engageront jamais avec les étudiants ou les syndicats. Quand tu fais partie des vrais exclus et qu’on a jamais lutté pour toi, c’est difficile de rejoindre un mouvement comme celui-là, qui peut paraître bobo ou bourgeois. Dans les quartiers, beaucoup de jeunes sont aussi hyper capitalistes. Quand tes parents ont pris des risques pour t’offrir une vie meilleure, c’est difficile de renier tout ça. Et quand un militant vient t’expliquer que tout ça, le capitalisme, c’est de la merde, ça passe mal.

    • Est-ce que tu es allée à Nuit Debout ?

      J’y suis allée un peu en scred’ (elle fait mine de se cacher sous sa capuche, ndlr.). Ça m’a mis du baume au cœur de voir une assemblée de 600 personnes qui veulent s’engager sans entrer dans un syndicat ou un parti politique. C’est puissant comme truc quand même : place de la République, en plein Paname. Je devais jouer pour le 1er mai mais ça ne s’est pas fait. Beaucoup de ceux qui militent là-bas sont aussi des gens que je côtoie depuis des années : les BDS, les désobéissants…