On peut donc avoir des doutes sur la capacitĂ© du champ littĂ©raire autonome Ă se maintenir vivant, ce quâil a rĂ©ussi Ă faire depuis la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle. Aujourdâhui, les frontiĂšres entre expression littĂ©raire et marketing littĂ©raire sont de moins en moins visibles, les critĂšres dâĂ©valuation des Ćuvres sont volontairement plongĂ©s dans la confusion, et « le dĂ©mon de la propriĂ©tĂ© littĂ©raire monte les tĂȘtes, et paraĂźt constituer chez quelques-uns une vraie maladie pindarique, une danse de saint Guy curieuse Ă dĂ©crire. » La rarĂ©faction des revues et courants littĂ©raires, la disparition accĂ©lĂ©rĂ©e des libraires indĂ©pendants, lâhomogĂ©nĂ©isation de lâoffre, lâemprise des dĂ©tenteurs du pouvoir Ă©conomique sur la circulation des Ćuvres et leur sĂ©lection, de mĂȘme que lâinterpĂ©nĂ©tration de la technocratie Ă©ditoriale et des milieux politique et mĂ©diatique, crĂ©ent une situation de doute et de dĂ©couragement chez la plupart des Ă©crivains.
Mais la soumission croissante du champ de valeur symbolique au champ commercial a pour effet secondaire de dĂ©grader les conditions de production Ă lâintĂ©rieur de ce dernier champ. Les Ćuvres littĂ©raires destinĂ©es Ă lâunivers du consommable nâont lâapparence, en cas de succĂšs commercial, que dâun maillon Ă©phĂ©mĂšre dâune chaĂźne de production continue. La diffusion Ă grande Ă©chelle ne valorise pas lâĆuvre en soi, mais le systĂšme qui la produit. En dehors de lâavantage financier quâen tire lâauteur, le succĂšs ne garantit quâun certificat de service dĂ©livrĂ© par lâindustrie, et parfois, au mieux, un label de qualitĂ© provisoire, quâon ne sâĂ©tonnera pas de voir dĂ©menti par la suite. LâĂ©crivain, quâil joue le rĂŽle dâun mĂ©tĂ©orite dans le ciel Ă©toilĂ© de la culture ou dâun invisible passager clandestin, tend Ă devenir le serviteur dâun systĂšme de production de bien culturels, au lieu de demeurer lâexpression dâune singularitĂ© humaine. Il nâest pas Ă©tonnant que la prĂ©carisation du statut de lâĂ©crivain sâaccompagne dâune production de titres jamais atteinte et dâune incroyable floraison de manifestations consacrĂ©es Ă ces Ćuvres.
Le territoire littĂ©raire, ainsi vidĂ© de sa substance, nâest plus lâobjet de rapports de forces visant Ă lĂ©gitimer ou Ă exclure telle ou telle Ćuvre dâart, Ă statuer sur lâimportance singuliĂšre de tel ou tel Ă©crivain, mais Ă fournir Ă lâindustrie des modes intellectuelles, du « temps de cerveau disponible », des motivations dâachat, en bref un marchĂ© unifiĂ©, « libre et de concurrence non faussĂ©e », pour des Ćuvres enfin dĂ©barrassĂ©es de leurs auteurs.