Philippe De Jonckheere

(1964 - 2064)

  • Chers toutes et tous.

    Je voudrais tenter une petite expérience de brouillon sur seenthis . Je suis actuellement occupé à un projet d’écriture qui s’intitule, pour le moment, Qui ça ? C’est une manière de journal dont je voudrais essayer de garder la clef tue et cachée de vous pour le moment et voir à partir de quel moment on devine de quoi il est question.

    Donc voici le premier extrait du texte en court. Je taguerai les suivants #qui_ca

    J - 240 : suis allé au Méliès voir Nocturama de Bertrand Bonnello, je revois son air gêné de ne pouvoir échanger davantage lorsque nous nous étions croisés dans la rue en mai dernier et qu’il m’avait tout de même annoncé que son prochain film sortirait le 31 août, que cela s’appelait Nocturama , que cela devait s’intituler Paris est une fête, mais que cela n’a pas été possible, pour des raisons évidentes. Depuis j’ai eu l’occasion de lire çà et là que Bertrand Bonnello se faisait un sang d’encre à propos de ce film, pour sa réception, comme si les cicatrices qu’ont laissées les attentats terroristes dans notre pays c’est étrange d’écrire notre pays , mais j’y suis désormais résolu, on ne peut pas indéfiniment battre en retraite, je suis français, comme vous et moi, de ce point de vue, c’est une chose que je ne peux pas fuir, je ne peux pas fuir ma nationalité, quand bien même, tous les jours, elle soit source de honte interdisaient de s’interroger du point de vue de ceux qui les commettent. De la même manière Susan Sontag s’était retrouvée incroyablement ostracisée pour avoir émis que les terroristes du 11 septembre 2001 avaient fait preuve de beaucoup de courage ? je ne sais d’ailleurs pas où elle-même avait trouvé le courage de dire et d’écrire une chose pareille pour n’avoir pas flanché au dernier moment avant d’encastrer leurs avions dans les deux tours du World Trade Center et du Pentagone . Je comprends mieux, en cette période de sortie de ce film, les cheveux blancs que se faisait Bertrand Bonnello, je n’ai qu’à entendre mon ami Nicolas, pourtant cinéaste averti, pour comprendre comme il est difficile de dépasser cette émotion collective, savamment entretenue, et qui doit nous tenir de manière de penser de grille de lecture, les deux imposées.

    Je n’ai pas la télévision.

    Mais même quand on ne regarde pas la télévision, on la regarde encore de trop. Et quand on regarde trop la télévision, on ne peut pas réfléchir posément à tout ça. Parce que, par exemple, ce n’est pas à la télévision que l’on apprend que trois jours après l’attentat de Nice, le 14 juillet 2016 (J - 295), l’armée de l’air française a bombardé et tué 240 civils à Mambij, en Syrie, dans la région d’Alep, était-ce par maladresse, mauvais renseignement ou simple fait de guerre impondérable, je doute même qu’il y ait une enquête pour l’établir, pourquoi, en effet, devrions nous nous émouvoir d’un bilan trois fois supérieur à celui qui déclenche un deuil national de trois jours en pleines vacances scolaires d’été, j’essaye de garder tout mon calme « Nous prenons toutes les dispositions pendant nos missions pour éviter ou minimiser les pertes civiles … » est-il écrit dans un communiqué de la coalition suite à ce bombardement, tout est dans le ou qui dit clairement qu’il n’a jamais été question, en fait, d’éviter les pertes civiles, qui, de fait, sont largement acceptables, elles finiront par devenir souhaitées. De toute façon, pour nous les Français, une victime civile syrienne n’a pas le même poids, la même valeur, qu’une victime française, je suis moi-même victime de cette façon de penser en notant que 240 c’est le triple, peu ou prou, du nombre de victimes de l’attentat de Nice, on ne compte pas les victimes, on les pleure.

    Du coup, bien sûr, il devient très difficile, en étant soi-même pareillement bombardés, quotidiennement, par des relations de fait tellement tordues, de penser au terrorisme, à sa violence, à ses raisons. Je m’interroge beaucoup en ce moment à propos de cette violence, de ce qu’elle me fait horreur, de ce qu’elle m’inspire de dégoût naturel. Est-ce que je ne suis pas intoxiqué par le discours ambiant qui vise à conditionner et apeurer à propos de cette violence, pendant que les auteurs même de ce discours tout fait, prémâché et digéré, de leur autre main, manient, avec prodigalité, la matraque, la grenade de désencerclement, le taser , le fusil à balles de caoutchouc et toutes ces armes indument dites non létales. Frédéric Lordon a largement raison sur le Bondyblog de noter comme il est désopilant d’entendre Alain Finkielkraut s’insurger à propos de la Nuit Debout qui ferait de l’ombre au débat, et quel débat, à propos de l’islam radical. Le terrorisme et l’islam radical sont devenus l’opium du peuple, une drogue anxiogène, tellement radicale.

    Je prends bien en ce moment la mesure de mon dégoût pour la violence, j’en vois les racines très distinctement. Encore récemment, lorsqu’il était question de l’Insurrection qui vient , et a fortiori d’ À nos amis du même Comité invisible ? j’expliquais que je pensais que c’était le livre de politique le plus important de ces dernières années, mais je confessais avec difficulté que j’étais rebuté par son appel à la violence, plus exactement à sa nécessité. Ces derniers temps je mesure quelle est la part de ce dégoût et de cette retenue qui a été instillée chez moi, d’une part par ceux-là mêmes qui sont les plus violents et de façon de plus en plus visible, mais d’autre part aussi par ceux auxquels cette perspective de soulèvement donnerait beaucoup à perdre et à craindre.

    Et, donc, dans une moindre mesure, on voit bien comment une certaine bien-pensance voudrait pareillement s’épargner une véritable réflexion à propos de ce film de Bertrand Bonnello, qui doit vivre en malédiction d’avoir été prophétique, jusque dans son choix initial du titre de Paris est une fête par quel invraisemblable hasard ce titre d’Ernest Hemingway est devenu un étendard post 13 novembre, il a fallu que l’on tende un microphone à une vieille dame lettrée, qui se trouvait être une avocate à la retraite, et que le court extrait de sa réaction, certes pleine d’intelligence, montée en épingle, contamine les réseaux asociaux, quelle est la probabilité d’un tel concours de circonstances ? Et je voudrais tellement que son film, qui est réussi, mais qui n’a pas non plus l’éclat scintillant du Pornographe , de De la guerre ou encore de l’Apollonide , soit un tel chef d’œuvre qu’il couperait court à toutes les discussions visant à l’écarter comme on le fait d’un corps étranger, un objet indigne de pensée. Je voudrais qu’il n’y ait pas ce problème de faux-rythme dans la première partie soit on prend le parti du film d’action, et on accélère, soit celui du réalisme et de la lenteur de tout ce qui est besogneux, des préparatifs, des gestes à accomplir (et ils sont remarquablement absents de ces séquences), mais cet entre-deux, non, décidément ne convainc pas, même s’il était tentant, et pareillement les deux ou trois effets de montage pour dire sommairement le croisement de ces jeunes gens aux trajectoires qui n’auraient jamais dû se toucher, c’est brillant, mais inutile, cela ressemble à une justification là même où il est important de ne rien justifier et que l’on puisse, du coup, s’interroger sur l’étrangeté tellement éloquente de la seconde partie quand les jeunes terroristes peuvent en quelque sorte jouir du pouvoir et le peu qu’ils parviennent à en faire, leur sidérant manque d’imagination au point qu’il apparaisse comme une folie de partager cette révolution réussie avec son prochain. Finalement à part mettre la musique à fond, s’habiller avec des vêtements classes mais classe comme le serait un maquereau mafieux se mirant dans un miroir de bordel et se goinfrer de nourritures toutes faites, ils sont bien incapables de davantage. Quand bien même, cela devait arriver.

    Et entièrement prophétique pour le coup, le dénouement de ce récit cinématographique, les terroristes sont, de facto , condamnés, sans procès, à mort, peine immédiatement traduite. Il n’y a guère qu’en Belgique que les forces de l’ordre se mettent dangereusement en tête d’arrêter les terroristes, des fois qu’ils puissent nous apprendre qui ils sont et quels sont leur motif. Les deux égorgeurs de prêtre de Saint-Etienne du Rouvray en juillet ont été abattus avec force fusillade alors qu’ils étaient seulement armés des couteaux avec lesquels ils avaient lâchement tué et blessé les rares fidèles de cet office du matin. Quitte à leur tirer dessus, ne pouvait-on pas, forces d’élite, leur tirer dans les jambes ? Qu’a-t-on appris en les tuant ? Rien. Que veut-on apprendre des terroristes ? Rien.