Ça n’a l’air de rien, mais après huit ans de procédure, deux procès en correctionnel, deux condamnations pénales, une cassation sur les intérêts civils et un troisième procès uniquement civil, c’est la première fois, vendredi 23 septembre, que la justice rend une décision compréhensible pour l’opinion publique dans l’affaire Kerviel.
En trente pages sèches, l’arrêt de la cour d’appel de Versailles qui condamne Jérôme Kerviel à verser un million d’euros de dommages et intérêts à la Société générale, sur les 4,9 milliards d’euros de pertes subies par la banque, replace chacun dans ses responsabilités : à l’ancien tradeur, l’entière faute pénale telle que l’ont établie le tribunal correctionnel et la cour d’appel de Paris ; à la Société générale, la plus grosse part de la responsabilité civile, puisque les défaillances de ses contrôles ont concouru à la gravité du préjudice qu’elle a subi.
Cette nouvelle lecture a été rendue possible grâce au revirement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation dans son arrêt Kerviel du 19 mars 2014. Tout en confirmant la condamnation de l’ancien tradeur à cinq ans d’emprisonnement dont trois ferme pour « abus de confiance, faux, usage de faux et introduction de données frauduleuses », elle avait cassé le volet civil, en donnant aux juges, pour la première fois en matière d’atteinte aux biens, un pouvoir d’appréciation souverain sur la responsabilité « causale » de la victime dans le préjudice subi.
« Choix managériaux »
Chaque paragraphe de l’arrêt de Versailles est rédigé de manière à ne laisser prise à aucune ambiguïté d’interprétation par l’une ou l’autre des parties, qui s’opposent dans une guerre judiciaire, et surtout médiatique, sans merci.
A propos des « manquements » de la banque, la cour relève qu’ils « ne témoignent pas de négligences ponctuelles mais de choix managériaux qui ont ouvert à un salarié malintentionné comme Jérôme Kerviel un large champ d’action où il a pu développer ses agissements délictueux ».
« Formé au sein des structures de la banque, Jérôme Kerviel en avait repéré les failles qu’il a ensuite exploitées pour concevoir et couvrir ses activités frauduleuses. C’est son parcours personnel au sein de la Société générale, notamment au middle office, qui lui a donné une connaissance très fine des systèmes qu’il a ensuite utilisés pour développer et dissimuler ses agissements », ajoute l’arrêt.
« Organisation défaillante »
Mais, souligne la cour, « quelles que soient la ruse et la détermination de l’auteur des faits, ou la sophistication des procédés employés, un tel préjudice n’aurait pas pu être atteint sans le caractère éminemment lacunaire des systèmes de contrôle de la Société générale, qui ont généré un degré de vulnérabilité élevé ».
« Cette organisation défaillante et cette accumulation de manquements en matière de sécurité et de surveillance des risques, qui préexistaient aux faits, ont permis la commission des délits et retardé leur détection. » Elles ont également « eu un rôle causal essentiel dans la survenance et le développement du préjudice jusqu’à un seuil critique. C’est ainsi qu’a pu se créer une situation en tout point exceptionnelle, à la fois par l’ampleur du dommage et par les risques qu’elle a fait peser sur l’ensemble de l’économie ».
La cour refuse toutefois de remettre en cause le montant de ce préjudice, contesté par la défense de Jérôme Kerviel, en rejetant la demande d’expertise qu’elle avait formulée.
« Dès lors, conclut l’arrêt, si les fautes pénales commises par Jérôme Kerviel ont directement concouru à la production du dommage subi par la Société générale, les fautes multiples commises par la banque ont eu un rôle majeur et déterminant dans le processus causal du très important préjudice qui en a découlé pour elle. »
Tradeur « malintentionné »
La cour ne suit pas pour autant les réquisitions de l’avocat général Jean-Marie d’Huy qui avait estimé que la banque devait être reconnue « entièrement responsable » de son préjudice. En condamnant Jérôme Kerviel à ne payer qu’un million d’euros sur les 4,9 milliards d’euros de préjudice, elle souligne que la banque doit assumer aux yeux de la société le prix de sa propre faute.
Elle rappelle, comme l’avait relevé avant elle la Commission bancaire, que les règles de sécurité que la Société générale a violées ne sont pas seulement destinées « à protéger la banque et l’intérêt de ses actionnaires mais aussi l’ensemble du système bancaire et la confiance des citoyens dans celui-ci ». A charge donc, pour l’administration fiscale de voir désormais si la ristourne fiscale de 2 milliards d’euros obtenue par la Société générale doit être ou non remise en cause.
Mais en demandant à Jérôme Kerviel de payer une somme à échelle « humaine », la décision de la cour d’appel de Versailles ouvre à la Société générale la possibilité d’en exiger le remboursement, ce qui n’était pas envisageable pour un montant de 4,9 milliards d’euros.
La banque ne va pas s’en priver, qui entend saisir les revenus que son ex-employé pourrait tirer de l’exploitation de son affaire en droits d’auteur sur son livre ou sur le film qui s’en est inspiré. Elle le ramène au statut beaucoup plus commun d’ancien tradeur « malintentionné » et non pas à celui de martyr du système bancaire qu’il s’est construit.