• Chester Himes
    Plan B

    "On réclama immédiatement l’accroissement des effectifs de police et la mise à disposition de la communauté blanche d’armes plus sophistiquées, qui l’empêcheraient de courir un danger inutile. On donna à la sécurité intérieure une importance accrue par rapport à la sécurité internationale. La communauté blanche signa des pétitions demandant au Congrès de suspendre la fabrication et le stockage des armes nucléaires, des missiles intercontinentaux et des sous-marins Polaris, afin de se concentrer sur l’élaboration d’une bombe atomique susceptible d’anéantir les salauds noirs à fusils automatiques sans mettre pour cela en danger une trop grande partie de la communauté blanche. Ce serait
    une minibombe atomique qui tiendrait dans la poche d’un policier, avec sa matraque et son plan de la ville, et dont l’explosion ne libérerait pas de radioactivité. Il fallait inventer des projectiles dotés d’un oeil électronique qui seraient repoussés par la peau blanche et attirés par la peau noire…

    Entre-temps, les moyens militaires conventionnels suffiraient pour passer les ghettos noirs au peigne fin, afin d’y trouver les armes dangereuses, et pour détecter, chez les Noirs eux-mêmes, des attitudes suspectes. On utiliserait, pour patrouiller dans les rues, des tanks équipés des dernières trouvailles de la lutte antiémeute, telles que : la colle antiémeute, qui immobilise et
    agglutine les manifestants par groupes de dix ou douze ; les gaz paralysants ; la poudre à éternuer ultraforte, qui donne aux manifestants des crises d’éternuements, les privant ainsi de tous leurs moyens ; les vaporisations, qui aveuglent temporairement toute personne refusant d’obéir à un ordre ; les champs électriques artificiels, qui donnent à la foule la danse de Saint-Guy ; les systèmes électroniques, semblables aux compteurs Geiger, qui ne réagissent qu’aux vibrations combinant peau noire et acier bleu, pour localiser un tueur noir et son fusil. On fouilla l’une après l’autre toutes les habitations des Noirs, sans exception, et on n’épargna la vie d’aucun Noir ne possédant ne fût-ce qu’un morceau de ferraille de la taille d’une lime à ongles, à moins qu’il n’eût été assez malin pour réussir à s’expliquer avant de devenir cadavre. La communauté blanche demanda que les forces armées de la nation viennent renforcer les polices locales. Et pourtant, la presse, dans son ensemble, déplorait les excès privant les Noirs de leurs droits civiques.
    Tous les Noirs durent se faire enregistrer à la police ; on les interrogea méticuleusement pour détecter toute attitude anti-Blancs.
    Malheur au Noir qui ne voulait pas manger de riz parce que c’était trop blanc, boire du lait parce que c’était blanc, ou se brosser les dents parce que ça les rendait blanches !
    Sans tambour ni trompette, on enferma tous les récalcitrants dans des enclos spécialement construits pour les Noirs déclarés coupables d’attitudes anti-Blancs. Ceux que l’on qualifiait de douteux eurent droit à une carte jaune leur permettant de circuler librement dans les rues à certaines heures de la journée, mais, la nuit, ils ne devaient sous aucun prétexte mettre le nez hors
    de chez eux.
    Seuls ceux des Noirs qui étaient traités d’« Oncle Tom » par leurs congénères reçurent l’étiquette de « loyal », et la police leur donna une carte verte, qui leur permettait d’être aussi libres qu’auparavant. Mais, en contrepartie, on leur demanda dejouer les espions, non seulement à l’égard des Noirs douteux, mais aussi les uns par rapport aux autres.

    Cela créa un tel climat de suspicion qu’un observateur non prévenu aurait cru d’emblée que la race noire était devenue sourde et muette.
    Pourtant, la communauté blanche continuait de son côté à souffrir de peur et de culpabilité, à un tel point que l’équilibre et la stabilité mêmes de la société des Blancs en furent menacés.
    L’insécurité émotionnelle rendit de nombreux Blancs malades. D’autres eurent recours à la vertu thérapeutique des cauchemars pour conserver leur forme. Ainsi, pendant toute cette période de
    dégradation des relations interraciales, la communauté blanche fut-elle en proie à un vaste éventail de cauchemars, dans lesquels figurait toujours la représentation du sexe du mâle
    noir, démesurément grossi.
    Une femme blanche rêva qu’un Noir lui arrachait un sein et que, armé de son énorme pénis noir doté de deux épaisses cornes, il lui labourait sauvagement ce trou béant.
    Un publiciste blanc d’âge moyen rêva qu’un géant noir, entièrement nu, dont les testicules pendaient comme deux énormes bombes noires, s’avançait vers lui en le canardant de son énorme verge grosse comme un canon ; il sentait chacune des grosses balles dures lui pénétrer dans le corps.
    Une autre Blanche, une jeune infirmière mère de deux beaux enfants, rêva qu’elle sortait pour aller au marché et que, dans la rue, elle était happée par une masse grouillante de pythons noirs. Elle hurlait pour appeler son mari au secours ; lorsque celui-ci apparaissait, il explosait au-dessus de sa tête comme un bouquet de feu d’artifice. Désespérée, elle cessait de se battre contre les pythons et se résignait à son sort ; elle s’apercevait alors qu’il s’agissait d’une foule de sexes noirs s’agitant, menaçants, autour d’elle.
    Dans cette atmosphère d’angoisse intense et d’effroi de la communauté blanche, les Noirs conçurent à leur tour une peurmortelle de la terreur des Blancs. Le Noir avait toujours appris à craindre la peur du Blanc. Maintenant, à cette peur s’ajoutaient des sentiments de culpabilité et d’insécurité, ce qui la rendait
    incalculablement plus dangereuse et imprévisible."