• Fanon mutilé

    Nul n’est propriétaire de la parole d’un auteur. Qui s’arroge le droit de décréter du sens vrai d’un texte ou d’un propos se condamne au mensonge et à la brutalité. Pour autant, peut-on faire dire n’importe quoi à un écrit ? Lui donner n’importe quel sens ? Cette question fut l’une de celles qui hantèrent le philosophe Jacques Derrida. Il parle en ces termes de l’usage que, parfois, d’autres ont fait de son propre travail : « Je ne me fais aucune illusion sur la possibilité pour moi de contrôler ou de m’approprier ce que je dis ou ce que je suis, mais je voudrais bien – c’est le sens de tout combat, de toute pulsion dans ce domaine –, je souhaite au moins que ce que je dis et ce que je fais ne soit pas immédiatement et clairement utilisé à des fins auxquelles je crois devoir m’opposer. Je ne veux pas me réapproprier mon produit, mais, pour cette raison même, je ne veux pas que d’autres le fassent à des fins que je crois devoir combattre [4]. » Gilles Clavreul mobilise la parole de Fanon au service de tout ce qu’il a passé sa vie à combattre : l’arrogance européenne, la pensée d’État, l’impérialisme, la sophistique et, surtout, le maintien du privilège blanc. Il y a là une trahison éhontée à laquelle il importe de donner son vrai nom.

    Voilà le passage tel que le cite Clavreul : « Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle. Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques. […] Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de souhaiter la cristallisation chez le Blanc d’une culpabilité envers le passé de ma race. Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de me préoccuper des moyens qui me permettraient de piétiner la fierté de l’ancien maître. Je n’ai pas le droit ni le devoir d’exiger réparation pour mes ancêtres domestiqués. Il n’y a pas de mission nègre ; il n’y a pas de fardeau blanc [5]. » Cette citation et l’usage qui en est fait appellent quatre remarques.

    Première remarque : ce texte de Fanon, extrait de la conclusion de son premier livre, Peau noire, masques blancs, a été caviardé bien plus largement que la citation de Clavreul ne le laisse à penser. En réalité, la première partie de cette citation est un véritable patchwork de passages mis bout à bout, au mépris de la cohérence de l’original. Entre la première et la deuxième phrase, plusieurs lignes ont été amputées, dont ce passage : « Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte [6]. » Que le préfet Clavreul ait dissimulé cette mutilation du texte suggère qu’il entendait évacuer de la pensée de Fanon, et surtout de son propre discours, toute critique de l’asservissement et de la domination. C’est là que réside l’absurdité fondamentale de son pseudo-antiracisme : il prétend combattre le racisme sans combattre en même temps l’asservissement et la domination. Pourquoi ? Pour pouvoir qualifier de racistes des populations non blanches qui ne disposent pas des moyens matériels de dominer et d’asservir leur prochain. Ainsi, on ne s’étonnera pas de constater que Clavreul a retiré un fort long passage où Fanon fait l’apologie du Vietminh et de la lutte d’indépendance indochinoise, qu’il conclut ainsi : « Si, à un moment, la question s’est posée pour moi d’être effectivement solidaire d’un passé déterminé, c’est dans la mesure où je me suis engagé envers moi-même et envers mon prochain à combattre de toute mon existence, de toute ma force pour que plus jamais il n’y ait, sur terre, de peuples asservis [7].. ». Une fois de plus, la critique fanonienne de l’asservissement, son apologie du combat et de l’engagement radical sont passées sous silence : Clavreul ne conserve que les quelques passages épars où Fanon tâche de se prémunir contre la haine du Blanc. Il évacue délibérément les longs développements critiques et anticoloniaux, bricolant un Fanon timoré et pro-occidental qui n’a jamais existé. Le premier élément à retenir est donc le suivant : cette citation est un montage et le préfet Clavreul a fait œuvre de faussaire pour escamoter la critique fanonienne de l’asservissement.
    Deuxième remarque : Fanon, dans la conclusion de Peau noire, masques blancs, sonde son état d’esprit – ou plus justement de l’état de son esprit. Celui d’un homme qui a connu les affres du racisme, des injustices innombrables, mais n’abandonne pas le projet de tendre vers la sagesse ; un homme qui cherche à se prémunir des « passions tristes ». Évidemment, la haine du Blanc en est une. De quel droit Clavreul oppose-t-il aux organisatrices et aux participants du camp d’été décolonial le « je » de Fanon ? En l’insérant dans son article, Clavreul transforme cette confession éthique, rédigée à la première personne, en une injonction policière, en l’interpellation autoritaire d’un « Tu dois ! ». Fanon tient pour nécessaire de se débarrasser de tout ressentiment lié à un passé révolu, mais pour mieux concentrer l’énergie de sa révolte sur les injustices du présent. Un tel programme intellectuel et politique rejoint largement celui de l’antiracisme politique actuel. Au contraire, le travail de Clavreul, comme l’a montré notre première remarque, consiste à cacher aux non-Blancs les injustices dont ils sont victimes et même à nier l’existence de l’asservissement dont ils sont l’objet. Le préfet ignore absolument la remise en cause fanonienne de la suprématie blanche ; il refuse de la voir. La façon qu’a Clavreul de s’approprier la parole de Fanon illustre, par contraste, l’une des raisons pour lesquelles la non-mixité défendue par les organisatrices du camp d’été décolonial est importante. Entre les mains d’un suppôt de l’État et/ou d’un individu acquis à la défense du privilège blanc, la parole d’un penseur noir a tôt fait d’être réappropriée, maquillée et retournée contre ses propres sœurs et frères de luttes. C’est pourquoi il est parfois plus sûr de choisir son auditoire. Second point à retenir, donc : Clavreul mésinterprète la parole de Fanon en l’utilisant contre des activistes qui sont les héritières et les héritiers de ses combats.

    Troisième remarque : dans son billet, Clavreul s’émeut que, dans l’antiracisme politique, « le manichéisme avec lequel sont présentées les turpitudes des uns et la dignité des autres laisse flotter un parfum de supériorité morale du racisé sur le blanc ». Si le flair de l’auteur de ce discours goûte la fragrance de la conclusion de Peau noire, masques blancs (a fortiori si elle a été mutilée et mésinterprétée), il se trouvera sans doute incommodé par les effluves puissants de celle des Damnés de la terre : « Voici des siècles que l’Europe a stoppé la progression des autres hommes et les a asservis à ses desseins et à sa gloire ; des siècles qu’au nom d’une prétendue “aventure spirituelle” elle étouffe la quasi-totalité de l’humanité. Regardez-la aujourd’hui basculer entre la désintégration atomique et la désintégration spirituelle. Et pourtant, chez elle, sur le plan des réalisations on peut dire qu’elle a tout réussi. L’Europe a pris la direction du monde avec ardeur, cynisme et violence. Et voyez combien l’ombre de ses mouvements s’étend et se multiplie. Chaque mouvement de l’Europe a fait craquer les limites de l’espace et celle de la pensée. L’Europe s’est refusée à toute humilité, à toute modestie, mais aussi à toute sollicitude, à toute tendresse. Elle ne s’est montrée parcimonieuse qu’avec l’homme, mesquine, carnassière homicide qu’avec l’homme [8]. » Il ne s’agit pas d’insister sur la « supériorité » morale des racisés (c’est-à-dire de la vaste majorité du genre humain), mais bien de faire admettre une bonne fois pour toutes l’historique abjection morale de cette petite portion de l’espace-temps qu’est l’Europe moderne. Celle-là même qui, comme l’a dit Walter Benjamin, « a transformé le monde nouvellement conquis en une salle de torture [9]. » ; ce continent qui a fait, comme l’écrivait W.E.B. DuBois, de la répétition des massacres l’« âme vraie de la culture blanche [10] » ; cette Europe « moralement, spirituellement indéfendable » dont parlait Césaire [11]. Sa cruauté transcendantale est telle que les efforts de l’État islamique, ou d’autres organisations criminelles, pour se hisser à son niveau d’indifférente sauvagerie se condamnent au grotesque : à une parodie macabre qui, déjà, lasse le Vieux Continent davantage qu’elle ne l’émeut. D’où le troisième point : Fanon, comme tout intellectuel décolonial, tenait la fondamentale mesquinerie européenne pour moralement indéfendable.

    Quatrième remarque : la propagande n’est pas la seule attribution du préfet Clavreul en sa qualité de DILCRA. Lui échoit également la tâche de fureter sur les réseaux sociaux en quête de propos contrevenant à l’idéologie d’État. Et il n’est pas rare qu’il menace publiquement de trainer leurs auteurs devant les tribunaux. Parfois, il passe à l’acte. C’est ainsi que, pour un tweet favorable à la résistance armée palestinienne, la militante du Parti des indigènes de la République Aya Ramadan a récemment été attaquée [12]. C’est le délit d’apologie du terrorisme, cette laïcisation du délit de blasphème, qui rend possible un tel procès politique. Fanon – faut-il le rappeler ? – était un militant anticolonialiste intransigeant qui avait à cœur de distinguer la résistance armée légitime du « terrorisme » inconsistant. La Palestine d’aujourd’hui, comme hier l’Algérie, est victime d’une colonisation de peuplement inhumaine, légitimée par une idéologie véritablement raciste, le sionisme, que la DILCRA se garde bien de remettre en cause. Lisons ces quelques lignes de L’An V de la révolution algérienne que Fanon consacre à la figure du moudjahid : « Le “terroriste”, dès qu’il accepte une mission, laisse entrer la mort dans son âme. C’est avec la mort qu’il a désormais rendez-vous. Le fidaï, lui, a rendez-vous avec la vie de la Révolution, et sa propre vie. Le fidaï n’est pas un sacrifié. Certes, il ne recule pas devant la possibilité́ de perdre sa vie pour l’indépendance de la patrie, mais à aucun moment il ne choisit la mort. Si la décision est prise de tuer tel commissaire de police tortionnaire ou tel chef de file colonialiste, c’est que ces hommes constituent un obstacle à la progression de la Révolution [13]. » Le quatrième et dernier élément à retenir est donc le suivant : si Frantz Fanon était encore en vie, le préfet Clavreul serait probablement plus occupé à lui intenter des procès pour apologie du terrorisme qu’à le citer favorablement.

    http://frantzfanonfoundation-fondationfrantzfanon.com/article2358.html?var_mode=calcul#nb1

    #fanon
    #racisme
    #Dilcra