• La peau de grenouille verte

    "La peau de grenouille verte, c’est le nom que je donne au dollar de papier.

    L’idée que s’en font les Indiens et les Blancs est bien ce qui les éloigne le plus les uns des autres. Mes grands-parents ont grandi dans un monde indien où l’argent n’existait pas.

    Juste avant le combat contre Custer (la bataille de Little Big Horn ), les soldats blancs avaient touché leur paye. Leurs poches étaient pleines de billets verts et ils ne savaient pas où les dépenser. Quelles étaient leurs pensées dernières quand venait les frapper une balle ou une flèche des nôtres ? Je suppose qu’ils pensaient à cet argent inutile, qui ne leur permettrait plus d’avoir du bon temps, ou qu’ils se représentaient une bande de sauvages et d’abrutis faisant main basse sur leur paye bien méritée. Cela a dû les faire souffrir plus qu’une flèche plantée dans les côtes.

    Le combat corps à corps, avec autour mille chevaux caracolant et hennissant, avait recouvert le champ de bataille d’un immense nuage de poussière où les peaux de grenouille verte des soldats tourbillonnaient comme des flocons dans la tempête.

    Et que firent donc les Indiens de cet argent ? Ils le donnèrent à leurs enfants pour qu’ils s’amusent à plier de toutes sortes de manières ces bizarres morceaux de papier coloré, pour qu’ils en fassent des jouets, de petits chevaux, de petits bisons. Au moins cette fois l’argent servait à se distraire.

    Les livres disent qu’un soldat survécut. Il s’échappa, mais devint fou. Les femmes le regardaient à distance et le virent se suicider. Ceux qui ont écrit sur cette bataille disent qu’il avait peur d’être pris et torturé, mais c’est parfaitement faux.

    Imaginez un peu la scène. Le voici, accroupi dans un ravin, à observer ce qui se passe autour de lui. Il voit les gosses jouer avec l’argent et en faire des papillotes, les femmes s’en servir pour chauffer de la bouse de bison, ce qui les aidera à faire la cuisine, les hommes allumer leurs pipes avec les peaux de grenouille verte, et, par dessus tout, il voit ces beaux billets de banque voleter dans la poussière, puis s’éloigner au gré des vents. C’est d’assister à ça qui rend le pauvre soldat fou. Il se prend la tête à deux mains, se lamente : « Sacré bon sang de bon Dieu, Jésus tout-puissant, regardez moi ces abrutis de sauvages, ces peaux-rouges de mes deux, qui saccagent un fric pareil ! » Il a dû regarder le spectacle jusqu’à ce qu’il n’y puisse plus tenir, et puis il s’est fait sauter la cervelle avec son gros revolver.

    Voilà qui ferait une scène fameuse au cinéma, mais il faudrait un esprit d’Indien pour en saisir le sens.

    La peau de grenouille verte, ce fut le véritable enjeu du combat. L’or des Black Hills, l’or dans chaque poignée d’herbe..."

    [ Tahca Ushte , Richard Erdoes , " De mémoire indienne "]