salim sellami

La liberté d’expression n’a jamais été la l’expression de la liberté

  • Cheikh Mohamed Sekfali : un homme de lettres et un éducateur-né | Bouillon de culture 2
    http://nadorculturesuite.unblog.fr/2012/05/17/cheikh-mohamed-sekfali-un-homme-de-lettres-et-un-educateur-

    le 14.05.12 | 10h00
    Voilà dix ans aujourd’hui que cheikh Mohamed Sekfali, ou tout simplement cheikh (comme se plaisaient à l’appeler ses amis et collègues d’El Eulma) nous a quittés pour rejoindre son Créateur et trouver ainsi une paix éternelle. Dix ans déjà !

    Mais pas un jour n’est passé sans qu’on ne s’inspire de son exemple dans notre quotidien, dans les petits et grands moments de la vie.De ses anciens élèves, certains sont devenus ses collègues, d’autres ont occupé (ou occupent encore) de hautes fonctions dans des postes de responsabilité à l’intérieur et à l’extérieur du pays ou se sont acquittés (et s’acquittent toujours certainement) de leurs charges familiales et sociales avec la même honnêteté que celle qui a caractérisé toute sa vie.

    Comment a-t-il pu réaliser cette œuvre si simple et pourtant si grande qui consiste à marquer de son empreinte positive de nombreuses promotions d’élèves et de les avoir orientés vers un nationalisme identitaire ouvert à l’humanisme ? Ainsi en a-t-il été de toutes les générations qu’il a formées bénévolement, en-dehors de ses heures de travail, pour leur permettre de figurer en très bonne place au prestigieux concours d’entrée au lycée franco-musulman de Constantine, devenu par la suite le lycée Hihi El Mekki. N’était-ce que du professionnalisme ou y avait-il ajouté cette foi inébranlable qu’il avait dans les valeurs profondes de notre religion telle que nous l’avons toujours vécue, dans notre ville, dans notre pays ?Son ouverture à l’autre, aux autres cultures, l’a-t-elle enrichi ou lui a-t-elle fait perdre de vue les valeurs fondamentales de notre personnalité algérienne ?Enseignant passionné, patriote incontestable et humaniste d’envergure, Sidi, notre maître à tous, a pourtant eu une vie bien ordinaire, mais il nous en a laissé des leçons extraordinaires.

    Un éducateur-né

    Son sens de l’éducation, il ne l’a pas acquis seulement à l’école, cette institution à laquelle il a consacré sa vie entière. Non, cela avait commencé bien avant, lorsqu’il était dans le petit village de Zemmoura d’octobre 1944 à janvier 1945.
    Oui, Sidi avait d’abord travaillé dans la justice et assumé cette tâche auprès de différents tribunaux de l’Est algérien avant d’embrasser la carrière de moudérès (enseignant en langue arabe) dans les écoles du Saint-Arnaud de l’époque. Ayant eu une parfaite maîtrise des deux langues, l’arabe et le français, il avait renforcé ses connaissances par une expertise en droit musulman, et c’est cela lui qui lui avait permis de travailler dans la justice dans les montagnes de la Petite Kabylie.

    Il a permis à bon nombre de ses coreligionnaires les plus démunis de connaître leurs droits et il les a défendus face à une administration coloniale qui ne s’embarrassait pas de scrupules lorsqu’il s’agissait de juger l’« indigène ». Il était très intégré à la population zemmourie dont il défendait les intérêts et prenait tellement à cœur sa « mission » qu’il les aidait même à résoudre des petites énigmes qui, sans sa clairvoyance, auraient pu dériver vers des comportements imprévisibles
    Ses études faites à la médersa de Constantine puis à la Thaâlibyia(1) d’Alger, lui avaient permis d’avoir une parfaite maîtrise de la langue du colonisateur et de celle de ses ancêtres. Il avait ainsi largement contribué à maintenir vivante et florissante notre belle langue arabe auprès des jeunes musulmans des écoles primaires du temps de la colonisation.

    Sans cela, qu’en serait-il advenu de toutes ces générations qui n’auraient appris que la fallacieuse histoire de « Nos ancêtres, les Gaulois… » ? Il avait été là, à chaque cours, à chaque instant, pour rappeler à tous et à chacun notre credo de résilience nationale emprunté au cheikh Abdelhamid Ben Badis(2), son ancien enseignant à la médersa de Constantine : « Chaâbou el Djazairi muslimoun wa ila al ûrubati yantassib »(3)… C’est dans ces médersas, pour la plupart financées par des notables et soutenues par les masses populaires, que Sidi forgea son nationalisme militant. Ainsi que l’écrivait mon ancien professeur d’histoire Mahfoud Kaddache (paix à son âme !), les lettrés de langue arabe et les hommes de religion… « donnèrent un élan décisif entre 1925-1930 à une Nahda algérienne qui eut surtout un aspect religieux et culturel. Fonder des mosquées et des médersas libres, prêcher une vie sociale et culturelle dans le cadre de la fidélité à la foi arabo-islamique, tels étaient les objectifs des gens de l’Islah »(4), … dont mon père était spirituellement l’héritier.

    Son amour infini pour la langue arabe a nourri sa quête permanente de toutes les richesses de notre patrimoine culturel (chants traditionnels, poésie littéraire et populaire, jeux et devinettes de notre tradition orale..).

    Un homme de lettres

    Il apprenait à ses élèves les poèmes et les fables sous forme de chansons dont il inventait les airs rendant ces textes (pas toujours faciles !) tellement plus simples à retenir… C’est ainsi qu’ils apprirent de belles leçons de morale en chantant et en illustrant de bien belles fables animalières, notamment celles qui avaient été extraites de Kalila wa Dimna(5) après l’adaptation du persan à l’arabe, faite par Ibn Al Muqaffaâ. On découvrait ainsi sous « la forme voilée » de la fable les conseils et les règles de conduite que les deux héros, des chacals nommés Kalîla et Dimna, donnaient au lecteur. A ses côtés, les élèves passaient allègrement d’un siècle à un autre, d’un registre à un autre tout en continuant toujours à explorer le monde de l’éducation. Ainsi, son enseignement était-il simple, limpide mais toujours essentiel : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire parviennent aisément »(6) , aimait-il à répéter à la suite de Boileau, pour nous convaincre de bien organiser nos pensées avant de prononcer nos phrases. Son enseignement n’avait pas besoin d’être ressassé ; il était et nous le faisions nôtre aussitôt !

    Un patriote émérite

    Cet idéal de préservation de la personnalité algérienne s’est exprimé à travers son engagement auprès du mouvement des Scouts musulmans algériens (SMA) dès la première heure. En effet, dès la création de la cellule El Hayat de Sétif en 1938, il y adhéra et y milita avec abnégation comme seuls les scouts savent le faire.
    Après son congrès d’El Harrach, ce mouvement, à l’initiative de son fondateur Mohamed Bouras et sous la présidence du Cheikh Abdelhamid Ibn Badis, adopta la devise : « L’Islam est notre religion, l’arabe notre langue et l’Algérie notre patrie ». Cela donna à ses adhérents, et à lui en particulier, le cap qu’il fallait tenir pour être fidèle au serment que se firent tous les membres de la ligue des scouts musulmans algériens : « Sois prêt ! »

    Les SMA : l’école du nationalisme

    C’est ainsi que « le mouvement se transforma en véritable école de nationalisme pour inculquer aux jeunes les idées nationalistes, les principes de l’Islam et de la langue arabe, l’intégration de l’idée de l’indépendance à travers les camps de scouts et les pièces de théâtre exprimant la réalité amère vécue par les Algériens sous le joug du colonialisme, les chants patriotiques et… le sentiment d’appartenance patriotique dans l’esprit des jeunes ».
    Ce sont là les premiers principes patriotiques dont il s’était abreuvé dans sa prime jeunesse et il les mit en application sa vie durant. Mais sa discrétion et son humilité naturelles ne lui ont jamais permis de se mettre en avant ; il a toujours été l’homme de l’ombre, l’homme sur lequel on peut compter mais qui ne se mettra jamais de l’avant pour revendiquer quelque chose pour lui-même. C’est seulement à sa retraite qu’il a eu la reconnaissance de ses pairs et qu’il a participé à bon nombre de réunions pour redynamiser le mouvement et l’actualiser.

    Par le passé, c’est aussi ce mouvement des Scouts musulmans algériens qui alimenta en combattants sincères et patriotiques l’Armée de libération nationale. Certains de ces valeureux moudjahidine se battirent dans nos maquis, alors que d’autres le firent en ville par des actions de soutien multiples et variées allant du simple hébergement jusqu’à la collecte de fonds en passant par les messages (ou les colis) à transmettre pour assurer une logistique nécessaire à toute action organisée.

    L’arrestation et l’emprisonnement

    Le militantisme clandestin exigeait la plus grande discrétion et personne n’était au fait de ses activités jusqu’au jour où les autorités coloniales vinrent l’arrêter. Il fut mis au cachot dans l’enceinte même de l’école où il enseignait (l’école bleue) traumatisant par là-même les enfants à qui il enseignait l’arabe, notre langue !
    Plus tard, il sera transféré dans une prison de sûreté où il goûta aux affres des geôles des colonisateurs qui l’accusaient de « collusion avec l’ennemi », d’avoir contribué à aider les « terroristes » en ramassant de l’argent pour eux et en leur fournissant du soutien en ville lors de leurs opérations ponctuelles. Après sa libération, les événements s’accélérèrent, et sa situation commença à devenir vraiment inquiétante.

    La mort dans l’âme, il quitta temporairement sa ville et ses élèves pour Alger, mais en 1961, malgré le danger qui le menaçait directement, il retourna dans sa ville et reprit sa mission d’enseignant et d’éducateur.

    Sidi, ce formateur-né

    Le parcours professionnel de cheikh Mohamed Sekfali fut très riche, s’il était encore besoin de le rappeler : formé dans les meilleurs lycées franco-musulmans qui avaient succédé aux médersas, il avait aussi bénéficié de formations pédagogiques. Il avait appris, en France, la pédagogie active de Freinet(8) et s’était évertué à convaincre ses collègues de le suivre dans ces écoles d’apprentissage orientées vers la vie : il multipliait les échanges stimulants (allant jusqu’à la compétition) entre élèves et entre classes, n’hésitait pas à habituer ses groupes à observer la nature pour mieux la comprendre, proposait à ses collègues de partager leurs expériences mutuelles, etc.

    Il privilégiait ainsi les recherches faites par les élèves eux-mêmes sur nos traditions (culinaires, artistiques ou autres) et les exposait à qui voulait les voir, notamment lors de la Journée du savoir « Youm El Ilm », qui se tient habituellement le 16 avril de chaque année, commémorant ainsi le décès de Abdelhamid Ben Badis, ce grand maître à penser algérien.
    Etre enseignant a toujours été son vœu le plus cher, mais les besoins criants de notre jeune Etat indépendant en personnels d’encadrement fiables et compétents était tels qu’il a d’abord été nommé directeur du CEG(9) Ben Badis, juste après l’indépendance. Il y exerça une direction très démocratique et collégiale avec une équipe d’enseignants formée de ses anciens collègues et amis.

    Puis, le besoin se faisant sentir ailleurs, il fut nommé directeur de la première Ecole normale de notre wilaya. Il y forma des générations d’instructeurs et d’instituteurs qui, à leur tour, en enseignant dans nos campagnes, éloignèrent à tout jamais des générations d’élèves de l’analphabétisme qui les aurait guettés sans cela. Ces premières promotions d’enseignants de la première heure, souvent formés sur le tas, ont droit au respect et à la reconnaissance de notre peuple tout entier pour avoir accepté de se retrousser les manches et de travailler avec « les moyens du bord » afin de préserver l’avenir de nos enfants. Oui, cela semble être des phrases-clichés directement sorties d’un discours démagogique, sauf que c’était la réalité de nos écoles au lendemain de l’indépendance.

    Sans ces pionniers nationaux de l’enseignement, nous aurions été encore plus inféodés culturellement à l’Occident ou à l’Orient dont la « coopération technique » « fraternelle » nous a conduits à un bain de sang incompréhensible… Voyant sans doute son intérêt pour la terre, la protection de la nature et de l’environnement, et ayant encore besoin de ses services pour « essuyer les plâtres »(10), ses supérieurs hiérarchiques lui ont alors confié la direction d’un CEMPA(11) situé à l’emplacement de ce qui fut jadis la caserne d’El Eulma. Il y continua son œuvre d’éducateur auprès des jeunes et prêcha par l’exemple en faisant refleurir cet établissement laissé à l’abandon après l’indépendance.

    Il y travailla jusqu’à sa retraite en 1980. Il quitta son travail officiel, mais ne cessa jamais d’accomplir sa mission première : éduquer ses enfants, ses élèves et aider ses collègues et amis à éduquer à leur tour. Au lendemain de sa retraite, il continua son rôle d’enseignant en réunissant périodiquement les imams de la région pour leur transmettre son savoir dans les sciences de la religion et son inestimable expérience.

    Plus tard, son âge avancé ne lui permettant plus de se rendre à la mosquée Messaoud Zeggar dispenser son enseignement religieux, ses élèves-imams sont venus vers lui, dans sa maison, recevoir encore tous les « Tafsir El Qor’an » qu’il pouvait leur donner. Il n’a jamais refusé l’aide qu’on lui demandait malgré la maladie qui le rongeait.

    Voilà donc une vie bien remplie, entièrement consacrée aux autres, mais où chacune de ses actions éducatives lui a fait plaisir, où il a accompli son travail avec dévouement, respectant et admirant son peuple qu’il a discrètement aidé à se construire.
    Cheikh Mohamed Sekfali s’est éteint le 14 mai 2002 à Sétif, entouré de sa famille. En plus de son sourire et de sa bonne humeur communicative, nous garderons vivants dans nos cœurs et le savoir, l’éducation, les valeurs de patriotisme et d’humanité qu’il nous a transmis et qui lui survivront à tout jamais.

    Puisse Dieu Tout Puissant lui accorder Sa Sainte Miséricorde et qu’il repose en paix.
    Sa famille reconnaissante

    1) Thaâlibyia : http://algeroisementvotre.free.fr/site0900/casbah04.html
    2) Abdelhamid Ben Badis : http://fr.wikipedia.org/wiki/Albelhamid_Ben_Badis
    3) Traduction libre : « Le peuple algérien est musulman et il fait partie du monde arabe »
    4) Kaddache Mahfoud, 2003, Alger, L’Algérie des Algériens, de la préhistoire à 1954 , Paris-Méditerranée, P. 721.
    5) Kalila Wa Dimna : http://expositions.bnf.fr/livrarab/reperes/livre/kalila.htm
    6) Boileau, Nicolas, 1674, L’Art poétique, (Chant I)
    7) Wikipédia, 1novembre54.com
    8) Célestin Freinet : http://fr.wikipedia.org/wiki/pedagogie_freinet
    9) CEG : Collège d’enseignement général, correspondant au 1er cy-cle du secondaire
    10) Essuyer les plâtres : Etre les premiers à expérimenter une situation nouvelle et difficile. http://www.mon-expression.info/essuyer-les-platres
    11) CEMPA : Collège d’enseignement moyen polyvalent agricole

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