revoir assez profondément la notion de digital labor
Contrairement à ce que supposent les approches qui identifient « activité captée par un tiers » et « travail productif (de valeur) », le temps de vie ne peut être transformé en force de travail dans n’importe quelle condition. Il faut d’abord que soit opérée la dissociation entre activité productive (au sens du capital, c’est-à-dire productive de valeur) et activité improductive. Cette dissociation opère à un niveau logique et global (une totalité), mais aussi à l’intérieur de toute activité particulière. La capital ne peut donc pas tout saisir pour en faire une force de travail, il doit d’abord faire le grand partage entre ce qui concourt à sa reproduction (la valorisation de la valeur) et ce qui est indispensable à cette reproduction sans être producteur de valeur en soi (le travail domestique notamment). Cette dissociation est aussi celle des genres, tels qu’ils sont exprimés (y compris dans ces aspects psychologique et subjectif) de façon bien spécifique dans la société capitaliste. Chacun des genres devient le masque de ces deux faces dissociées (mais insécables) : force de travail productif d’un coté pour le masculin, simple reproduction de la vie au sens large de l’autre pour le féminin.
Ainsi la part d’ombre du travail productif (de valeur), ce sont toutes les activités qui sont improductives, mais qui sont transformées par le mouvement du capital pour servir indirectement à sa reproduction (et qui sont souvent des conditions nécessaires à cette même reproduction). Le capital constitue ainsi tendanciellement ces activités improductives à son image (d’où le coercitif), mais cela n’en fait pas pour autant la possibilité d’y appliquer l’exploitation d’une « force de travail » (et donc une opportunité de reproduire le capital lui-même)
Contrairement à une vision superficielle du business model des plateformes numériques, telles que Google et Facebook, celles-ci ne vendent pas à leurs clients (les publicitaires et les annonceurs) des profils d’utilisateurs combinant informations démographiques et centres d’intérêts manifestés par leurs usages des contenus fournis par les plates-formes. Elles proposent plutôt un accès (payant) aux calculs effectués par leurs algorithmes (c’est là la véritable marchandise produite par les GAFA) pour lequel le client peut choisir une combinaison de données en entrée (effectivement de type localisation ou mot-clef) et qui fournit en sortie un élément d’interaction (généralement un lien navigable) intégré à la page servie à l’internaute et pointant vers le site du client, par exemple. Cette enchère sur les mots-clefs est juste un processus de formation des prix de marché (forme phénoménale superficielle qui manifeste la valeur dans la sphère de la circulation) et non pas la source d’une valeur reproduisant le capital. Ce processus de répartition de la valeur ne peut pas être décrit, même synthétiquement, comme de l’exploitation, au sens capitaliste, d’un travail abstrait de l’internaute producteur de données-marchandises, car la marchandise stricto sensu est constituée par le calcul, pour lequel le travail abstrait exploité est celui des employés – de Google et Facebook – en charge de la conception, de la réalisation et de la mise en œuvre des infrastructures numériques, aussi bien logicielles que matérielles. Par contre, il est indéniable que pour alimenter ces algorithmes, il faut « exploiter » le temps des internautes en les incitant, par leurs interactions au sein des plate-formes numériques, à remplir en permanence le réservoir de données requises. Mais cette part d’exploitation est celle d’une activité « à coté de l’économie », c’est-à-dire ne contribuant pas à la valorisation de la valeur, mais à la reproduction des conditions nécessaires pour que le processus puissent s’accomplir. En ce sens, le « travail » des internautes est comparable à celui accompli dans la sphère domestique. Et pour les mêmes raisons, ce travail n’est pas producteur de valeur. Car ce n’est pas l’achat ou la vente d’un bien – y compris immatériel – qui constitue la source de la (sur)valeur, mais les circonstances de sa production : a-t-il fait l’objet de l’exploitation d’un surtravail, i.e. de la vente par le travailleur pour un temps donné de sa force de travail, et non pas d’une activité concrète particulière ?
L’activité d’une plateforme numérique est donc en soi (très) faiblement créatrice de valeur car elle contient (très) peu de travail productif (de survaleur) et que cela ne compense pas son éventuel (très) haut niveau de productivité. Comment expliquer alors la (très) forte valorisation des GAFAM ? Justement par le fait qu’ils opèrent dans la phase renversée du capitalisme où la création de valeur a été remplacée par sa simulation comme moteur de l’économie (y compris "réelle"). Leur valorisation n’est pas le reflet de leur capacité à produire de la valeur, mais à être des "porteurs d’espoirs" pour la production de titres financiers. Cette production doit toujours en effet avoir un point de référence dans "l’économie réelle" (Un indice quelconque corrélé à un espoir de production de valeur et projeté dans le futur). Dans le cas des plateformes numériques, ce point de référence, c’est l’accumulation permanente de données dont tous les acteurs de la sphère financière s’accorde à dire qu’elles sont les ressources pour de futures activités marchandes. Certes, ces activités seront marchandes, mais la quantité de valeur qu’elles produiront sera toujours décevante et il faudra donc se projeter encore dans de nouvelles simulations...