Philippe De Jonckheere

(1964 - 2064)

  • J – 185 : Quel crétin (quel con en fait), j’avais un peu oublié de prévenir Madeleine, que j’emmenais au cinéma, hier soir, que les films de Ken Loach finissaient mal, en général. Je m’étais contenté fort docte de lui dire que c’était un équivalent cinématographique britannique et contemporain de Zola, dont naturellement on lui rabat les oreilles au lycée, je crois que c’est même bien pire, on emmerde Madeleine, et ses camarades de classe, et tous leurs confrères et consœurs en France, avec Gide. Gide, bordel de merde. D’ailleurs c’est marrant parce que Madeleine n’est dupe de rien, avant la séance elle m’en fait lire un passage, un passage du Journal des Faux-monnayeurs , dans lequel le bon Gide auquel on doit, surtout, rappelons-le, d’avoir manqué de priver l’humanité entière de Proust, pour n’avoir, soit pas su le lire, soit avoir consciemment cherché à l’enterrer par jalousie, et il y avait sans doute de quoi, Gide donc qui pérore dès la première série d’entrées à propos de ses Faux Monnayeurs de merde, je ne souhaite pas être actuel, mon penchant naturel c’est d’être le futur, et Madeleine d’ironiser, tu as vu il est parvenu à ses fins il est au programme du bac 2017 ! Quand est-ce qu’on va se secouer les méninges à l’Éducation Nationale, au service de la programmation, pour comprendre à quel point de telles références sont rances, qu’elles sentent cette odeur caractéristique de poussière humide de la France éternelle qui va finir par disparaître, et ce ne sera pas dommage. On attend quoi exactement pour faire lire aux jeunes gens de vrais auteurs, des Artaud, des Beckett, des Michaux, des Genet, pour ne parler que du domaine francophone, bref de ces auteurs qui ont effectivement une chance de leur faire toucher du doigt ce qu’il y a de sublime en littérature, de révolté, de métaphysique, tout plutôt que cette cave humide du roman bordel de merde, mais qu’est-ce que cela peut me mettre en colère, vous n’avez pas idée, et je précise, pour fixer les idées, qu’il y a cinq ou six ans, c’étaient les Mémoires de De Gaulle qui étaient au programme de littérature des terminales L, en tant que, ne riez pas, œuvre littéraire, le Grand Charles, pensez, Flaubert pouvait aller se rhabiller. Les mêmes, avec de telles idées de génie de programmation, on les entendra sous doute chouiner sur le fait qu’ils ne lisent pas. Si, les jeunes gens savent lire, ils adoreraient lire, si seulement on leur mettait Dostoïevski et Beckett dans les mains et pas Gide et De Gaulle, bordel de merde. Je suis en colère, je pense que cela se lit entre les lignes. Bordel de merde ! Crénom ! Peigne-culs !

    N’empêche mon Zola cinématographique , contemporain, britannique est à peine plus malin. Encore que.

    Je me demande cependant qu’est-ce que cela fait de voir un film de Ken Loach pour la première fois quand on a dix-sept ans ? Pour ma part, je pense que le premier Ken Loach que j’ai vu, Raining Stones si mes souvenirs sont bons, j’étais déjà plus âgé, je n’en ai pas un très grand souvenir, je ne peux pas comparer. Et surtout, et c’est la différence majeure, quand j’avais dix-sept ans la fin heureuse n’était pas nécessairement la norme au cinéma, les films ne se finissaient pas toujours bien, même Holocaust finissait mal. C’est dire. Du coup je réalise a posteriori cette petite violence que j’ai faite à Madeleine hier soir. D’ailleurs c’est la première chose dont nous avons parlé en sortant, Madeleine disant que cela se voyait tout de suite que le personnage de Dan allait faire une crise cardiaque dans les toilettes du tribunal, mais elle croyait, naïve, habituée aux films qui se finissent bien, que l’on parviendrait à le sauver. Or non, c’est un film de Ken Loach, on peut mourir à la fin et c’est souvent, le plus souvent, injuste.

    Et du coup je m’interroge à propos de la mort au cinéma de fiction contemporain. Comme je le faisais remarquer le cinéma contemporain est habitué aux happy endings, pas seulement Hollywood, c’est aussi la norme ailleurs. Ce qui est la norme surtout, c’est le fait qu’on va frôler la mort mais qu’on va s’en sortir in extremis , quand ce n’est pas, carrément, ressusciter. Ou, au contraire, quand la mort est inévitable, dans la fiction, ce sera celle de personnages secondaires en importance, soit carrément des figurants, des poursuivants de James Bond, des types qui tirent comme leur pied, et qui au contraire tombent sous les balles à la précision chirurgicale mais meurtrière de James Bond, soit ce sont des personnages secondaires en importance et dont la mort n’a certes pas les facultés décoratives de la chute des poursuivants de James Bond, mais ne sert, in fine, qu’à servir de ressort de la narration. Il est rare cependant que les personnages principaux meurent. Même contre toute attente. Or, cette négation dit bien quelque chose de profondément anti social, seuls les faibles meurent vraiment, seuls ceux qui ne sont pas héroïques meurent et cette mort sert seulement le prétexte d’intégrer la mort comme une expérience de la vie que les héros, eux, ne traverseront pas, en tout cas pas dans le film, la mort, en quelque sorte, est quelque chose qui arrive aux autres.

    Dans les films de Ken Loach, elles rappellent utilement que le malheur n’arrive pas qu’aux autres, qu’il n’y a pas d’héroïsme qui tienne, nous sommes mortels et quand nous sommes morts, nous le sommes vraiment, on ne peut pas nous réanimer et certainement pas nous ressusciter, manquerait plus que cela. Et dans le dernier film de Ken Loach, I, Daniel Blake , ce rappel sert utilement un discours politique, celui de rendre aux invisibles sacrifiés sur l’autel du libéralisme, à la fois leur mort et leur vie passée, ce ne sont pas juste des victimes que l’on dénombre pour regretter que leur nombre est grand, mais que peut-on faire ?, non ce sont des personnes, des personnes qui portent un nom, Daniel Blake, ou Katie qui tâte un peu de la prostitution pour subvenir aux besoins de ses deux enfants, il est sans doute inutile de tenir un discours comptable sur l’endettement à Ken Loach, lui, sait que rien ne justifie la casse sociale, la guerre aux pauvres et la guerre est à entendre en tant que combat qui peut amener la mort de l’ennemi, du pauvre, de Daniel Blake, ce personnage de menuisier cardiaque aux valeurs humaines admirables.

    La démonstration de Ken Loach est implacable et semble, en Grande Bretagne, conduire même à la polémique, des journalistes partant sur les traces de ces invisibles que les économies de bouts de chandelle en masse — pour rembourser qui, pour rembourser quoi ? — ont fini par tuer. Et il y avait sans doute parmi eux des good people , comme les appelle le personnage d’Ann, employé du Job centre qui fait de la résistance, fort seule, et quand bien même ils n’étaient pas tous des good people , c’étaient des people tout court, des personnes, des êtres humains. Et il semble d’ailleurs que les enquêtes des journalistes en question tendent à prouver que l’intrigue de I, Daniel Blake ne soit pas une grossière exagération, qu’il y ait quelques fondements à ce récit. Ceci dit ils auraient pu s’éviter une aussi inutile vérification et concentrer cette soif de recoupement qui les honore, sur des cibles plus soupçonnables, en regardant quelques DVD de Ken Loach pour comprendre que ce n’est pas un cinéaste du mensonge, un cinéaste des destins exceptionnels qui doivent faire honte à ceux moins doués avec la destinée, un cinéaste qui n’est pas négationniste de la mort, un honnête homme.

    Incroyable que ce soit naturellement les honnêtes hommes qui soient si souvent soupçonnés.

    Exercice #23 de Henry Carroll : Utilisez la vitesse d’obturation pour saisir la colère.

    #qui_ca